En réalité, voilà des dizaines d’années que nous n’assumons plus le renouvellement des générations : il faudrait pour cela 2,1 enfants par femme en moyenne et nous sommes désormais à 1,68 ! Cela signifie que lorsque les enfants nés aujourd’hui auront à leur tour eu des enfants, le renouvellement ne se fera plus et les décès dépasseront les naissances.
Explosion ou implosion démographique ?
Depuis plus d’un demi-siècle, notamment avec le Club de Rome, mais déjà bien avant avec Malthus, on nous a fait vivre dans la crainte de l’explosion démographique. C’était confondre un mouvement provisoire et une situation définitive. Il y a des siècles, les pays connaissaient un équilibre démographique de haut niveau : forte natalité et forte mortalité ; puis s’est enclenché, d’abord en Europe, plus tard ailleurs, la transition démographique : une chute de la mortalité (et d’abord de la mortalité infantile), sans baisse de la natalité, et c’est cela qui a provoqué partout un accroissement massif de la population, puis la natalité a chuté à son tour, pour en arriver, à la fin de la transition, à un nouvel équilibre de bas niveau cette fois : faible natalité et faible mortalité. C’est ce qui s’est passé en Europe, puis sur d’autres continents, y compris l’Asie un peu plus tard ; seule l’Afrique n’en est qu’au tout début de la transition et, sur ce continent, l’explosion démographique ne se terminera que dans quelques dizaines d’années. Le club de Rome s’est trompé : toutes les prévisions actuelles montrent que l’explosion démographique aura une fin au niveau global et qu’elle est depuis longtemps terminée sur certains continents, comme l’Europe.
Une société qui ne renouvelle pas son capital humain voit nécessairement se tarir sa créativité économique, culturelle et spirituelle.
Mais nous assistons, en France, en Europe, au Japon et ailleurs, à un phénomène nouveau : la chute de la natalité se poursuit, ce qui provoquera une implosion démographique ; les mauvais chiffres de 2023 le confirment, mais cela fait longtemps que les démographes tirent le signal d’alarme, comme Alfred Sauvy l’avait fait en son temps. Est-ce grave ? On avance souvent un argument : cela met en péril le financement des retraites. Il y a là une part de vérité, mais ce n’est qu’une petite partie du problème. Il est vrai que dans un système par répartition, ce sont les actifs qui financent les retraites et les enfants d’aujourd’hui seront les actifs de demain. Sauvy avait déjà expliqué qu’on ne préparait pas nos retraites par nos cotisations (qui ne servent qu’à payer les retraités du moment) mais par nos enfants (ou ceux des autres).
Une peur irrationnelle de l’avenir
Dans le récent débat sur les retraites, la question démographique a été largement absente, à tort. Ensuite, face à ce problème, on joue alors soit sur l’immigration, avec les problèmes que cela peut poser, pour remplacer les actifs manquants, soit sur les variables d’ajustement (années de cotisations, taux, âge de la retraite…). On pourrait aussi, comme le font certains pays, changer de système et passer partiellement ou totalement à la capitalisation, qui n’est pas soumise aux mêmes contraintes démographiques.
Mais ne parler que de l’impact de la chute de la natalité sur les retraites, c’est masquer l’essentiel, car les conséquences sont infiniment plus graves. Une société qui ne se renouvelle pas est une société qui meurt et qui peut disparaitre ; il y a à cette chute beaucoup de raisons, mais en particulier une peur irrationnelle de l’avenir, entretenue par les marchands de peur, comme si les générations précédentes n’avaient pas elles aussi été confrontées à de graves périls, qu’elles ont surmontés.
Le capital humain
Pour analyser ces questions, les économistes, en particulier avec Théodore Schultz, puis surtout Gary Becker, prix Nobel d’économie (et docteur honoris causa de l’université d’Aix-Marseille) ont mis en avant la notion de capital humain. Nous avons une vision étriquée du capital, en particulier sous l’influence de Marx : le capital, ce serait le capital physique des entreprises et le capital financier. Or le capital est infiniment plus vaste. Si le capital, c’est la source des revenus, la principale source de revenu, c’est nous-mêmes, par notre travail ou notre entrepreneuriat. Donc le principal capital, c’est le capital humain. C’est l’homme lui-même qui est la principale source de création et de richesse, au sens large du terme. Cette notion économique est d’ailleurs partagée par les autorités morales, comme Benoît XVI dans Caritas in veritate (n. 25) : "L’homme, la personne, dans son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser." Tout cela n’est pas nouveau et Jean Bodin disait déjà en 1577 : "Il n’est de richesses que d’hommes."
Une société qui ne renouvelle pas son capital humain voit nécessairement se tarir sa créativité économique, culturelle et spirituelle. Or, comme on peut investir en capital financier, on peut investir en capital humain : c’est notamment le cas par l’éducation, véritable investissement. On peut penser ici à l’école, aux mouvements de jeunesse, mais surtout à la famille. Non seulement c’est elle qui met au monde le capital humain, mais c’est elle qui, par les soins prodigués, les valeurs transmises, forme la qualité du capital humain dont toute la société bénéficiera : on se plaint beaucoup des "incivilités", mais d’où viennent-elles, sinon de l’affaiblissement du rôle et de l’autorité de la famille ? Plus largement, des enfants ayant une bonne éducation, transmise par leur famille, joueront un rôle plus positif dans la société, à l’école, au travail, dans les associations, etc.
Notre société ignore le rôle, notamment économique, de la famille.
C’est donc la famille qui est au cœur de la question démographique et de celle du capital humain. Or notre société ignore le rôle, notamment économique, de la famille. La comptabilité nationale a une grande part de responsabilité et formate les esprits car elle ne compte dans le PIB que ce qui est échangé sur un marché. Comme le disait dès 1920 Arthur Cecil Pigou, "celui qui épouse sa cuisinière fait baisser le produit intérieur brut", ce qui est statistiquement exact. Les économistes, Becker et d’autres, ont répondu en développant la notion de production domestique.
La production domestique
Les ménages produisent des services quand ils élèvent leurs enfants, font le ménage et la cuisine, conduisent leur voiture, font du bricolage ou du jardinage, etc. C’est une vraie production, domestique car elle est d’abord destinée à la famille elle-même, mais elle bénéficie à toute la société. C’est une vraie production, puisqu’elle pourrait être remplacée par des services marchands : on peut garder ses enfants ou les mettre à la garderie, se déplacer dans sa voiture ou prendre un bus ou un taxi, faire sa cuisine ou aller à la cantine ou au restaurant, faire son ménage ou avoir une femme de ménage : production domestique ou production marchande, c’est toujours une production, parfois même de meilleure qualité, par exemple pour s’occuper des enfants. Les études faites par les économistes montrent que, suivant la manière dont on l’évalue, cette production domestique peut représenter 10, 20 voire 30% du PIB !
Ne pas reconnaître cette contribution des familles à l’économie conduit à dévaloriser le rôle de la famille dans la société : si, dans un couple, l’un s’occupe des enfants, ne dit-on pas qu’il est "inactif" et si les deux travaillent, ne considère-t-on pas la production domestique comme secondaire, voire méprisable ? Dans cette production domestique, la formation du capital humain est un élément majeur qui bénéficie à toute la société, dans tous les domaines, et pas seulement pour financer les retraites ! On n’a pas d’enfant dans le seul but de financer les retraites, sinon ce serait donner à la vie une finalité purement utilitariste. Avoir des enfants, c’est d’abord un acte d’amour et un acte de foi dans l’avenir.
Une politique en faveur de la famille ?
En revanche, toute les enquêtes montrent que les familles ont moins d’enfants qu’elle ne le souhaiteraient (le souhait moyen est supérieur à 2,1 enfant par femme, alors que la réalité est de 1,68). Il faut donc revaloriser le rôle de la famille et réduire les obstacles à la natalité. Il s’agit ici de restaurer la vraie liberté de choix des familles en matière de nombre d’enfants. On parle souvent pour cela de politique familiale, mais on la réduit parfois au seul aspect financier des prestations de toute nature. Elles jouent un rôle, mais les confusions sont nombreuses ; elles sont souvent sous conditions de ressources. C’est confondre politique sociale et politique familiale. La politique sociale est curative, pour régler un problème, et consiste à redistribuer des hauts revenus vers les bas revenus. La politique familiale est préventive et consiste à redistribuer de ceux qui ont peu ou pas d’enfants vers ceux qui en ont plus ; elle ne saurait donc être soumise à des conditions de ressources et devrait être inconditionnelle.
Mais il serait réducteur de limiter une politique en faveur de la famille aux seules prestations. Il y a le volet fiscal, qui doit plus intégrer la dimension familiale (quotient familial, droits de succession, etc…) et qui doit moins pénaliser les familles ; la question des retraites, qui doit mieux prendre le compte le rôle des familles nombreuses, et surtout tout l’aspect sociétal, qui doit cesser de minimiser ou de tourner en ridicule le rôle des familles. Il y a tout un environnement, y compris culturel, mais aussi juridique, voire simplement pratique, qui joue en sens contraire soit en rendant difficile de concilier travail et enfants (problèmes de garde ou encore de logement), soit qui dévalorise ceux qui se consacrent plus spécialement aux enfants. Dire cela, suggérer un environnement favorable aux familles, ce n’est pas être passéiste, mais c’est au contraire avoir foi dans l’avenir de nos sociétés et dans la transmission de la vie. Dans ces débats essentiels, les économistes peuvent jouer un rôle en rappelant la place irremplaçable des familles, via la production domestique et la formation du capital humain.
Pour aller plus loin
Cet article est inspiré des travaux d’un groupe de travail, présidé par Jean-Didier Lecaillon, de l'Association des économistes catholiques, qui doit donner lieu bientôt à la publication d'un ouvrage sur le thème "La famille au cœur de l’économie".