La priorité donnée à la Miséricorde
Bien sûr encore, dans l’épître aux Romains, saint Paul met en avant "la vie sous la grâce", qu’il oppose à "la vie sous la loi". Suivre la loi pour elle-même peut mener plus sûrement à l’inhumanité qu’à Dieu. La loi ne sauve pas et il peut même y avoir, selon la formule de Simone Weil, "un péché par la loi" : obsession pour une lettre sans Esprit, réduction de l’Église à une douane spirituelle jetant des anathema sit ("qu’il soit anathème"), idolâtrie d’une justice interdisant toute prise en compte des situations particulières…
La priorité donnée à la Miséricorde — ou à ce qu’on fait passer pour elle — a toutefois largement perdu son caractère irréprochable, depuis qu’elle a pu aboutir à des aveuglements naïfs ou à des indulgences coupables envers les prêtres abuseurs. Car il ne faudrait pas oublier que si la Loi du Christ ignore le légalisme, elle n’abolit pas les préceptes et, surtout, qu’elle délivre du péché. Celui qui parle de l’enseignement de l’Église comme d’un carcan castrateur à assouplir est plus proche de l’adolescent romantique que du disciple attentif. De même, le chrétien qui fustige systématiquement l’idée d’un Dieu qui juge peut-il encore proclamer sa foi dans un Christ qui "reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts" ? Le Credo lui-même relève-t-il d’un christianisme archaïque qu’il faudrait actualiser d’urgence, pour éviter le soupçon de pharisianisme ?
La fidélité, signe d’une morale étriquée ?
La méfiance envers la stricte observance devient plus problématique encore, quand elle vient d’un homme qui n’a pas réussi à tenir sa promesse et qui brandit son inconstance comme une preuve de maturité spirituelle. Ainsi fit cet ancien prêtre lyonnais : "Pour certains, il est plus rassurant d’enfermer la volonté de Dieu dans des règles et des engagements", écrivait-il pour justifier son mariage avec une de ses paroissiennes. Chacun sait, certes, que la meilleure défense est l’attaque, mais il y a quelque indécence, quand on a trahi sa promesse, à dénoncer la fidélité comme le signe d’une morale étriquée. Ainsi tel mari adultère s’empresse-t-il de ricaner, comme un courageux aventurier extra-conjugal, de l’embourgeoisement pantouflard des maris fidèles. S’illusionne-t-il vraiment au point de croire que seul celui qui succombe connaît la tentation ? Le soupçon de pharisianisme porté sur tout homme qui croit encore que la parole engage est un recours commode pour blanchir sa conscience à la chaux. Il ne reste plus alors qu’à revendiquer son échec comme le signe d’un audacieux épanouissement personnel.
Il ne faudrait pas oublier que si la Loi du Christ ignore le légalisme, elle n’abolit pas les préceptes et, surtout, qu’elle délivre du péché.
Deux raisons, au moins, poussent à ne pas être dupe de cette stratégie de la chasse aux pharisiens. La première est que le bien-fondé d’une loi ne dépend en rien de la psychologie de celui qui la met en pratique. Tout réduire à la psychologie est même la plus sûre façon de justifier ou de discréditer tout et son contraire. Faut-il proscrire l’aumône sous prétexte que certains jouissent de se voir si généreux en donnant vingt centimes à un SDF ? Faut-il cesser de prier au motif que le pharisien y rend grâce de ne pas être comme les pécheurs ? Comme si l'orgueil d’un mathématicien changeait quoi que ce soit à la justesse du théorème qu’il a découvert ! Comme si l’arrogance d’un érudit qui connaît Phèdre par cœur ôtait quelque chose à la beauté des vers raciniens !
Les doctrinaires du refus de la doctrine
La seconde raison de refuser la chasse aux pharisiens est que l’orgueil est la chose du monde la mieux partagée. Il est donc loin d’être l’apanage du fidèle. Il y a un orgueil tranquille, et même socialement encouragé, dans la médiocrité contente d’elle-même : celle de l’élève fier de dire qu’il ne travaille pas, celle du fêtard prêt à tout pour ne pas être surpris en état de sobriété, celle du curé s’empressant de dire en chaire, d’un air complice, qu’il n’est pas un saint (si c’est vraiment la perspective de sa sainteté qui l’inquiète, qu’il se rassure, personne n’y pensait).
Il y a plus de cent ans, Chesterton signalait déjà une inversion notable. Alors que l’hérésie avait longtemps fait baisser la tête, elle était désormais fièrement revendiquée, dans l’espoir de l’adhésion du public : "Je crois que je suis un peu hérétique" se disait désormais avec un brin de satisfaction. Il en va de même aujourd’hui pour le rejet du scrupule moral, qui offre un certificat facile d’ouverture d’esprit ou de non-rigidité psychologique : "Je pense que l’Église doit évoluer" vous assure a priori plus d’applaudissements médiatiques que de pierres pharisiennes. L’inversion pressentie par Chesterton explique sans doute qu’on trouve désormais tant de pharisiens de la stricte hérésie, tant de doctrinaires du refus de la doctrine, tant d’incorruptibles de l’assouplissement de la loi morale. La certitude de ne pas être un pharisien pourrait même être le dernier avatar du pharisianisme. Sommes-nous pris à notre tour en flagrant délit de cette accusation que nous condamnons par ailleurs ? C’est possible, tant accuser l’adversaire de pharisianisme est une facilité rhétorique tentante. Raison de plus pour en conclure que la morale et la pastorale gagneraient à ce que chacun ne pratique la chasse aux pharisiens qu’en soi-même.