Le Pape a dit "oui". Le magistère de l’opinion publique est content, comme un enfant qui, à force d’insister pour avoir un téléphone portable, a fait plier ses parents. Rome a cédé, on a gagné. Témoin cet article du Monde qui conclut ainsi : "L’Église s’adapte ainsi bien tardivement à l’évolution des sociétés occidentales non seulement aux États-Unis, mais aussi en Afrique et en Amérique latine." Le critère n’est évidemment guère évangélique, tant pour l’obligation de se conformer au monde présent (tant pis pour saint Paul) que par le néo-colonialisme idéologique qui fait de l’Occident le phare moral d’une Afrique attardée. Autant dire explicitement que le dernier stade de l’évolution est de passer du cardinal Sarah au président Macron.
L’esprit du monde
Le Pape a dit "oui" et le magistère de l’opinion publique rêve déjà que ce ne soit qu’un début : "Il est à espérer que cette audace pragmatique et libératrice puisse s’étendre à d’autres aspects de la vie de l’Église marqués par des pratiques inégalitaires, comme la place réduite des femmes, voire le célibat des prêtres." On l’aura compris, la seule boussole pastorale de l’Église doit être l’esprit du monde (ou du Monde, c’est la même chose) et tout le reste est théologie. Peut-être serait-il bon de comprendre que la "mondanité ecclésiastique", si souvent dénoncée par le pape François lui-même, ne consiste pas seulement à aimer manger des petits fours en soutane dans les cocktails du Vatican, mais plus gravement à se laisser dicter sa conduite par son époque.
Le Pape a dit "oui", donc, et les commentateurs lucides ont mille fois raison de faire quelques rappels utiles : on peut bénir le pécheur, mais pas le péché ; des saints sont morts martyrs pour avoir refusé de cautionner des unions illégitimes ; les conditions restrictives seront probablement vite oubliées dans la pratique de certains clercs (qui vont déjà depuis longtemps bien au-delà de ce qui est autorisé dans Fiducia supplicans) ; les maris et les femmes abandonnés verront la bénédiction du nouveau couple de leur conjoint comme un désaveu de leur fidélité parfois héroïque à leur sacrement de mariage (la "culture du déchet" gagne une nouvelle fois du terrain)...
« Allez, et ne péchez plus ! »
Il y a toutefois une contestation de Fudicia supplicans que personne ne semble avoir mise en avant : elle consisterait à appliquer scrupuleusement la déclaration, dans une totale soumission au magistère. Ainsi, le prêtre qui accueillerait "le couple en situation irrégulière" ou "le couple de même sexe" s’appuierait sur deux passages du texte. Le premier, au paragraphe 31, précise que "ces formes de bénédiction expriment une supplication à Dieu pour qu’il accorde les aides qui proviennent des impulsions de son Esprit — que la théologie classique appelle “grâces actuelles” — afin que les relations humaines puissent mûrir et grandir dans la fidélité au message de l’Évangile, se libérer de leurs imperfections et de leurs fragilités et s’exprimer dans la dimension toujours plus grande de l’amour divin". Le second, au paragraphe 38, note que "dans la courte prière qui peut précéder cette bénédiction spontanée, le ministre ordonné pourrait demander pour eux la paix, la santé, un esprit de patience, de dialogue et d’entraide, mais aussi la lumière et la force de Dieu pour pouvoir accomplir pleinement sa volonté".
Rigoureusement suivies, les directives pourraient aboutir à des prières qui étonneraient quelque peu les demandeurs de bénédiction.
Rigoureusement suivies, les directives pourraient aboutir à des prières qui étonneraient quelque peu les demandeurs de bénédiction. Pour des divorcés remariés, cela donnerait à peu près : "Géraldine et Raoul, nous prions pour que Dieu vous donne de comprendre que la bénédiction que vous demandez n’a rien à voir avec le don total et définitif du mariage, que votre situation est irrégulière et qu’elle oublie les paroles du Christ : “Celui qui renvoie sa femme pour en épouser une autre est coupable d’adultère envers elle. Si une femme a renvoyé son mari et en épouse un autre, elle est coupable d’adultère.” Nous implorons l’Esprit de vous donner la force de la vivre désormais dans l’abstinence, en attendant le jour où vous rejoindrez vos seuls époux légitimes aux yeux de Dieu. Allez et ne péchez plus !" Pour les couples de même sexe : "Raoul et Raoul, nous prions pour que vous compreniez que votre relation nie la communion entre l’homme et la femme dont saint Paul a fait l’image même de l’union du Christ et de l’Église. Nous implorons l’Esprit saint pour que vous viviez comme frère et frère, en attendant que vous découvriez un jour la beauté du célibat consacré à Dieu ou de l’union charnelle dans le mariage avec une personne de l’autre sexe. Allez et ne péchez plus !" Pour les situations irrégulières comme pour les couples de même sexe, le prêtre pourrait conclure ainsi : "Seigneur, bénis cette union pour qu’elle prenne fin un jour."
Une charité qui déteste la mal
Incohérent ? Peut-être, mais pas plus que l’appel à bénir d’un côté ce que l’on affirme continuer à condamner de l’autre. Peu charitable ? Tout dépend de la charité dont on parle. On songe à la distinction d’Ernest Hello : "Le saint véritable a la charité ; mais c’est une charité terrible qui brûle et qui dévore, une charité qui déteste le mal, parce qu’elle veut la guérison. Le saint que le monde se figure aurait une charité doucereuse, qui bénirait n’importe qui et n’importe quoi, en n’importe quelle circonstance." Résumé par le plus célèbre disciple d’Hello, Léon Bloy, que le pape François a cité immédiatement après son élection, cela donne : "Le véritable amour doit être implacable." Suprême charité, donc, de rappeler, que la pleine béatitude ne se trouve pas dans les petits arrangements avec le Ciel.
Devant les sincères incompréhensions, les inquiétudes légitimes, les objections raisonnées et les franches colères que suscitent Fudicia supplicans, on peut craindre que bien des catholiques ne choisissent, pour clore ce pontificat, une citation de l’auteur que François avait choisi pour l’ouvrir. Le 21 juillet 1903, Bloy notait dans son Journal : "Léon XIII est mort, hier, à quatre heures de l’après-midi. Il y a plus de vingt ans que j’attends son successeur." Le pontificat du pape François ne sera probablement pas aussi long, mais il serait dommage que le mot de Bloy soit sa seule oraison funèbre.