Rome est devenue chrétienne avec la conversion de Constantin, au début du IVe siècle. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’en est fallu de peu que cette conversion se produise dans les années quatre-vingt-dix de notre ère. Si Dieu l’avait voulu, Flavia Domitilla, que l’on fête ce 7 mai, aurait été la première souveraine chrétienne mais c’est une autre couronne, celle du martyre, qu’elle a reçue.
Il faut un bouc émissaire
"Des ennemis du genre humain", c’est en ces termes qu’en août 64, le préfet de Rome, Titus Flavius Sabinus, décrit, devant le Sénat, les membres de cette nouvelle secte que l’on appelle "chrétienne" et réclame contre eux les pires châtiments prévus par l’arsenal juridique. Rien d’étonnant puisque ces gens sont accusés d’avoir provoqué, un mois plus tôt, le terrible incendie qui a détruit les trois quarts de la Ville, fait des milliers de victimes et jeté à la rue les survivants désemparés. Ancien militaire de carrière, de lointaine origine gauloise, natif de la Sabine, affligé, comme toute sa famille, d’un accent provincial épouvantable qui fait rire, dans son dos, la cour de Néron, Sabinus, s’il est un brave homme et un homme brave, n’a pas la réputation d’être intellectuellement une lumière.
Des centaines d’innocents vont périr, dans des supplices atroces et ludiques, pour expier un crime qu’ils n’ont pas commis.
Au palais, on lui a dit que les chrétiens sont coupables, il l’a cru sans se poser de questions, alors que dans les hautes sphères, tous savent les causes naturelles du désastre, et la nécessité politique, urgente, de dédouaner l’empereur, soupçonné par la plèbe d’avoir mis le feu à Rome. Il faut un bouc émissaire, la petite secte d’origine juive fera l’affaire. Sabinus sera d’autant plus convainquant dans son implacable réquisitoire qu’il est le seul à croire aux accusations qu’il porte.
Des centaines d’innocents vont périr, dans des supplices atroces et ludiques, pour expier un crime qu’ils n’ont pas commis. Sabinus assiste au spectacle, et, selon toute vraisemblance, il ne se remettra jamais ni de ce qu’il a vu cette nuit-là dans les jardins de Néron, ni du rôle qu’on lui a fait tenir dans cette tragique comédie. Bouleversé, il fait probablement partie de ces Romains qui, impressionnés par la foi des martyrs, demanderont le baptême. Après cela, jamais plus le préfet n’acceptera de tuer, sa vie serait-elle en jeu. Et c’est ainsi qu’il trouve la mort, en 69, pendant la guerre civile déclenchée par le suicide de Néron l’année précédente, en refusant de tirer l’épée pour se défendre contre des adversaires politiques.
L’avènement de Vespasien
Si Sabinus périt ainsi, c’est qu’il représente dans la capitale les intérêts de son frère, Titus Flavius Vespasianius, commandant des légions d’Orient, qui, après avoir écrasé la révolte de Judée, laissant à son fils, prénommé Titus, lui aussi, le soin de prendre Jérusalem, s’est lancé dans la compétition pour la conquête du pouvoir impérial vacant. La mort de l’ancien préfet n’aura pas été vaine. Au terme de maintes péripéties, son frère réussit à s’emparer de la pourpre et devient l’empereur Vespasien. Il n’oubliera jamais le sacrifice de son aîné et, reconnaissant, étendra sa protection aux fils du défunt, Sabinus et Clemens. Or, selon toute vraisemblance, ces jeunes gens, comme leur défunt père, ont reçu le baptême, comme l’a reçu l’épouse de Clemens, une cousine éloignée, Flavia Domitilla qui l’a préféré au second fils de Vespasien, son autre cousin Domitien.
Vespasien, puis son aîné et successeur, Titus, savent la conversion de cette branche de la famille. Or, depuis 64, la loi est formelle autant que laconique : "Il est défendu d’être chrétien." Sous peine de mort… Cette loi, Vespasien et Titus ne l’appliquent pas. À quoi bon puisqu’elle a été votée afin de punir un crime inexistant ? Cependant, ils n’ont pas l’idée de l’abolir, de sorte qu’elle restera en application pendant des siècles. Vespasien meurt en 79. La pourpre passe à Titus, mais celui-ci est emporté en 81 par une crise de paludisme. Il ne laisse pas d’enfant. Son cadet, Domitien, devient empereur.
Le couple impérial n’a pas d’enfants
Domitien n’a pas de chance. Malgré ses qualités politiques et sa vive intelligence, personne ne l’aime… Peut-être parce qu’il est laid, ce qui n’est pas sa faute, peut-être parce qu’il est devenu méchant, méfiant, vindicatif, puis, au faite du pouvoir, paranoïaque. Impopulaire, en raison de sa politique fiscale, il est persuadé qu’il finira assassiné. Il n’a pas tort… Dans l’espoir de s’épargner ce sort, il se livre, jusque dans son entourage le plus proche, à une épuration féroce destinée à le libérer d’éventuels rivaux pressés de lui prendre sa place. Parmi ses premières victimes, son épouse, Domitia, encore une cousine…, qu’il n’aime pas ; celle qu’il aimait, c’était Domitilla, qui n’a pas voulu de lui, blessure d’amour propre jamais refermée. Domitia est exilée sur une île au large de Naples, séjour beaucoup moins paradisiaque qu’on pourrait le croire.
Preuve que le couple est chrétien, dans une aristocratie romaine où contraceptifs et avortement sont monnaie courante, ils ont sept enfants.
Le seul problème, c’est que le couple impérial n’a pas d’enfants et que l’impératrice placée en résidence surveillée, la succession devient difficile à assurer. Domitien pourrait la faire assassiner, mais cela n’a pas réussi à Néron, il s’en souvient, et préfère donc s’abstenir. Toutefois, très conscient de ses devoirs de chef d’État, voulant épargner une nouvelle guerre civile successorale à l’Empire, Domitien se décide à adopter les deux fils aînés de son cousin Clemens et de Domitilla. Preuve que le couple est chrétien, dans une aristocratie romaine où contraceptifs et avortement sont monnaie courante, ils ont sept enfants. Bien entendu, Domitien sait à quoi s’en tenir sur les convictions religieuses des parents des nouveaux héritiers du trône, et cela ne semble pas le gêner. À moins qu’il pense tenir là un excellent moyen de chantage…
Le devoir chrétien
Au début des années 90, un premier drame survient. Conformément à l’usage, qui maintient de manière fictive le pouvoir consulaire, Domitien, premier consul à vie, nomme consul de l’année son cousin Titus Flavius Sabinus. Le malheureux n’aura même pas l’occasion de prendre ses fonctions puisque, lors de l’intronisation, un huissier l’ayant salué par inadvertance du titre impérial, Domitien, qui a vu un mauvais présage dans ce fâcheux lapsus, le fait aussitôt décapiter. Les mœurs du temps étant ce qu’elles sont, Clemens devrait venger son frère. Ce genre de vendetta est sacré. Sauf pour un chrétien. Tout affligé qu’il soit, Clemens ne bronche pas. On s’en étonne, on s’en scandalise, comme d’une faiblesse honteuse, une lâcheté. D’ailleurs, l’on commence à chuchoter que Clemens, à quarante ans passés, n’a rien fait, hormis des enfants. Pas de carrière politique ou militaire, pas d’engagement dans la vie de la Cité… Pour un Romain, c’est choquant, mais, pour un chrétien de haute naissance, c’est inévitable : accepter une magistrature ou un commandement de légion implique de remplir les fonctions religieuses qui vont avec, profane et sacré étant inextricablement liés. Cela oblige à rendre un culte public aux idoles. Comme il n’en est pas question, ne reste aux aristocrates chrétiens qu’à s’enfermer dans une abstention incompréhensible. Ce que fait Clemens.
Aux yeux de Domitien, cette inertie est inquiétante ; il y voit une ruse. Veut-il pousser son cousin et ses amis à se démasquer ? Est-il emporté par la démesure, ce déséquilibre psychique qui va presque toujours de pair avec le pouvoir absolu que rien ni personne ne contrebalance ? En 94, Domitien exige que l’on s’adresse désormais à lui en usant d’une titulature empruntée aux tyrans orientaux. En lui parlant ou en lui écrivant, il faudra l’appeler « Mon Seigneur et mon dieu ». Pour un chrétien, il n’est qu’Un Seigneur et qu’Un Dieu, et ce n’est évidemment pas Domitien.
Le crime d’athéisme
Les jours de Clemens, qui doit revêtir le consulat en janvier 95, sont comptés car il n’acceptera jamais de saluer l’empereur de ces titres qui appartiennent au Christ. Au début de cette année 95, Titus Flavius Clemens, et plusieurs de ses amis proches, sont arrêtés et exécutés, accusés du "crime d’athéisme", ce qui permet, vérité dérangeante, de cacher la conversion d’une branche de la famille impériale au christianisme. Au demeurant, c’est vrai, les chrétiens, comme le dira saint Justin, sont "les athées des dieux païens" auxquels ils ne croient pas et paraissent, n’honorant aucune divinité connue, n’en reconnaître aucune.
Flavia Domitilla, arrêtée avec son époux, est déportée sur l’île de Pandataria, au large de Naples. Elle n’en reviendra pas, sans que nul ne puisse dire si elle y a péri des mauvais traitements et privations infligés ou si l’empereur l’a fait exécuter. Une autre Flavia Domitilla, fille d’une sœur de Clemens, chrétienne, elle aussi, est expédiée sur l’île de Pontia, où elle sera mise à mort. Elle est honorée au martyrologe quatre jours après sa tante, sous le nom de Domitille la Jeune. Quant aux enfants de Clemens et Domitilla, l’on n’en entendra plus jamais parler. C’est ainsi que l’Empire romain n’est pas devenu chrétien au Ier siècle.