L’histoire des martyrs lyonnais est bien connue. Témoin des événements, saint Irénée, probable auteur de la Lettre des communautés de Vienne et Lyon à leurs frères d’Orient, recopiée au IVe siècle par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique, ouvrage fondamental des premiers temps de l’Église, a donné l’acte de naissance officiel de la chrétienté française, même si celle-ci s’est certainement enracinée et développée chez nous un siècle au moins avant ce drame fondateur.
Tout commence un peu avant Pâques 177, quand les prêtres de la déesse Cybèle et la corporation des bouchers charcutiers s’insurgent contre l’existence de chrétiens dans la capitale des Trois Gaules. Le clergé de la Grande Mère se plaint que les célébrations de la Semaine Sainte, les fêtes pascales tombant malencontreusement en même temps que celles de la déesse, perturbent leurs festivités. Quant aux commerçants, ils prétendent qu’en refusant d’acheter leur viande, qui provient d’animaux sacrifiés aux idoles, les chrétiens leur font un tort considérable…
Les uns et les autres exagèrent l’importance et l’influence de la communauté chrétienne, même si celle-ci, fondée quelques décennies plus tôt, composée à l’origine de marchands orientaux et d’esclaves eux aussi originaires de ces régions, puis renforcée par la conversion de nombreux Gaulois, regroupe autour de son premier évêque, Pothin, probablement plusieurs centaines de membres.
La majorité s’est échappée
Quoiqu’il en soit, l’attention malveillante de la population se focalise alors sur ces gens, jusque-là sans problème. Pris à partie dans les rues, on leur interdit l’accès aux marchés, aux boutiques, au forum, à toutes les activités sociales, politiques, culturelles, puis on pille leurs maisons, avant d’en venir aux violences physiques. Pour mettre un terme à ces émeutes, le préfet de Lyon, en mai, fait arrêter tous les chrétiens identifiés, et les fait jeter en prison avant un procès qui, conformément aux édits impériaux, se soldera par la libération des prévenus prêts à abjurer leur foi, et l’exécution des autres.
En fait, un grand nombre de prisonniers, dont Pothin, un vieillard de 90 ans, meurent de privations et de misères dans leurs geôles avant même l’ouverture du procès. Les autres sont soumis à des interrogatoires accompagnés de tortures, au cours desquels quelques-uns, vaincus par la souffrance, abjurent, avant de se rétracter et de revenir au Christ.
Leur calvaire, horrible, dure trois mois, puisque Pothin meurt le 2 juin, tandis que Blandine, dont le courage deviendra légendaire, le jeune Ponticus, 15 ans, esclave, comme elle, et le riche marchand Attale, de supplice en supplice, ne seront mis à mort qu’en août, pendant les grandes fêtes de la fédération gauloise. Au terme de ce long et tragique épisode, les autorités pensent avoir éradiqué le christianisme à Lyon. Elles se trompent. Un grand nombre de fidèles, la majorité, leur a échappé.
Conformément au conseil du Christ dans l’évangile, qui demande, en cas de persécution dans une ville, de passer dans une autre sans chercher le martyre, ne serait-ce que par charité envers les persécuteurs auxquels il ne faut pas fournir l’occasion de pécher, dès les premiers troubles, conscients du danger, tous ceux qui le pouvaient ont quitté Lyon et se sont réfugiés plus au nord, y apportant leur foi avec eux. Quant à ceux que leurs responsabilités ont retenus à Lyon, tel Irénée, successeur désigné de Pothin, ou ceux qui n’ont pas les moyens ou la possibilité de s’en aller, ils se sont cachés dans des quartiers périphériques, loin des tumultes et des haines du centre-ville.
Depuis un an dans la clandestinité
Parmi ces derniers, deux jeunes gens d’origine grecque, Épipode et Alexandre. La famille du premier, probablement de gros commerçants spécialisés dans l’import-export entre l’Orient et la Gaule, est installée à Lyon depuis longtemps et possède la citoyenneté romaine ; les parents d’Alexandre, eux, sont arrivés plus récemment et sont moins riches.
Cela n’empêche pas les deux garçons de s’être liés d’une amitié à la vie à la mort, les distinctions sociales et de fortune n’ayant pas cours au sein des communautés chrétiennes. Peut-être exercent-ils tous deux des fonctions dans l’Église et se préparent-ils au sacerdoce car ils ont fait vœu de chasteté. S’ils ont des responsabilités quelconques, cela expliquerait qu’ils aient choisi de rester, en dépit du danger, alors même qu’ils pourraient partir.
Les haines restent féroces. Des primes sont même offertes à qui dénoncerait un chrétien. Assez tentantes pour pousser à la trahison.
Prudents, cependant, les deux amis se sont réfugiés en banlieue, du côté de Pierre-Scize, chez une veuve chrétienne que la Tradition nomme Lucia, probablement une diaconesse en charge de l’évangélisation des femmes natives de régions où il serait malséant de laisser un homme entrer dans le gynécée.
En ce mois d’avril 178, cela fait presque un an que les jeunes gens vivent dans la clandestinité. Ils pensent avoir échappé au pire. Depuis la mort de Blandine et de ses compagnons, derniers martyrs recensés, les esprits semblent s’être apaisés et la chasse aux chrétiens n’est plus d’actualité. En réalité, il n’en est rien, et les haines restent féroces. Des primes sont même offertes à qui dénoncerait un chrétien. Assez tentantes pour pousser à la trahison.
Des accusations absurdes
Il y a dans la maison où se sont cachés les garçons un esclave, à leur service ou à celui de Lucia, que cet argent tente assez pour aller dénoncer leur présence dans cette banlieue perdue aux autorités. Ce n’est pas la première fois que la domesticité trahit ainsi.
À la différence de Blandine et Ponticus, chrétiens eux aussi, qui ont refusé de séparer leur sort de celui de leurs maîtres, lors des arrestations de l’année précédente, les esclaves païens des prévenus, arrêtés avec eux, les ont accablés et livrés contre eux des témoignages accablants, les accusant pêle-mêle de tuer des bébés pour les manger lors de festins cannibales, de se livrer à l’inceste et de faire de leurs réunions des orgies scandaleuses.
Comme c’est précisément ce genre de rumeurs qui circulent dans le peuple et que cautionne le pouvoir, ces absurdités ont été prises au sérieux. On a libéré les délateurs complaisants. En revanche, Blandine a été horriblement torturée pour s’être refusée à cautionner ces faux témoins, répétant : "Il ne se fait rien de mal parmi nous !" Affranchissement et grosse somme d’argent à la clef, une partie de la fortune du condamné allant au traître, voilà ce qu’espère l’esclave infidèle quand il va dénoncer les deux chrétiens et indique leur cachette.
La sandale d’Épipode
Les rues des villes romaines portent rarement des noms et les maisons n’y sont pas numérotées. Quand on veut donner son adresse, on dit, par exemple : "J’habite derrière les thermes, au bout de la troisième rue à droite, dans le chemin qui monte après le puits de la maison de Crispus, sur la placette avec un figuier, en face du cordonnier, là où il y a une porte rouge."
L’approximation de ce genre de renseignement complique la vie de tout le monde, y compris celle de la police… Celle de Lyon en est réduite à fouiller tout le quartier, maison par maison, afin de débusquer les chrétiens qu’elle traque. Et cela permet à Alexandre et Épipode, avertis, de s’échapper. Hélas, les fuyards sont repérés, pris en chasse. Peut-être réussiraient-ils quand même à s’échapper si la sandale d’Épipode, trop vite attachée, ne lui quittait soudain le pied et ne le faisait tomber.
Cette chute se produit à l’emplacement du 19, quai de Pierre-Scize, immeuble construit sur une ancienne chapelle, dans la cave duquel les Lyonnais ont longtemps vénéré la source, devenue puits, jaillie à l’endroit où s’est dénouée la sandale d’Épipode. Ce culte s’est perdu lorsque la municipalité a déclaré l’eau non potable, mettant un terme au cortège de malades et de fiévreux qui venaient y boire, et y obtenaient la guérison de leurs maux… Avertie, Lucia ramassera le soulier, qui deviendra une relique. Alexandre pourrait encore s’enfuir, lui, mais, malgré les objurgations de son ami, il s’y refuse et se laisse arrêter avec lui.
Le pire des supplices
La suite de l’aventure est d’une tragique banalité. Depuis le début de la chasse aux chrétiens, le gouverneur de Lyon se signale par son mépris des procédures et des règles de droit quand il s’agit de ces prévenus soupçonnés des pires crimes. Il a fait décapiter le jeune avocat, chrétien lui aussi, qui a voulu plaider pour ses coreligionnaires, gardé en prison les détenus qui, apostats, auraient dû être aussitôt libérés, abus qui a d’ailleurs permis de les ramener au Christ, mis à la torture des prévenus de naissance libre, refusé à d’autres les avantages de leur citoyenneté romaine…
Tout est bon contre ces gens. Il ne faut donc pas s’étonner si ce magistrat fait torturer aussi Épipode, en dépit de son appartenance à la bonne société, son statut de citoyen romain et sa richesse. Il s’imagine que ce très jeune homme, frêle et délicat, abjurera aux premiers coups, mais ni une longue flagellation ni le chevalet qui disloque les membres ne viennent à bout de "l’obstination" du chrétien qui clame sa foi en la vie éternelle.
Trois jours après son ami, Alexandre est torturé à son tour et, comme il n’a pas la citoyenneté romaine, crucifié, fin lente et douloureuse qu’il accepte avec joie.
Exaspéré, le préfet recourt alors à l’un des pires supplices de son arsenal : les griffes de fer avec lesquelles les bourreaux lacèrent méthodiquement les chairs. Épipode ne fléchit pas et la foule, qui assiste à cet intéressant spectacle, s’énerve. Ce n’est pas tant la possibilité que ces gens s’emparent du garçon et le mettent en pièces, accident fréquent, qui ennuie le préfet, mais l’idée de devoir réprimer une émeute et le signaler à l’empereur.
Alors, parce qu’il faut en finir et parce qu’il lui a été reproché en hauts lieux, l’été dernier, d’avoir refusé les avantages de "la bonne mort", rapide, par le glaive, à des citoyens romains — mais il est vrai que les chrétiens qui possédaient la citoyenneté se sont entêtés à ne pas s’en prévaloir afin de n’être pas séparés de leurs frères esclaves ou pauvres… — il donne l’ordre de décapiter le supplicié. Trois jours après son ami, Alexandre est torturé à son tour et, comme il n’a pas la citoyenneté romaine, crucifié, fin lente et douloureuse qu’il accepte avec joie.
La main d’Alexandre
Rassemblés autour d’Irénée, leur nouvel évêque, les survivants de la communauté, déjà réorganisée, parviennent à récupérer les dépouilles des deux martyrs et à leur donner une sépulture, ce qui a été impossible l’été précédent, s’agissant de Blandine et des autres, leurs cadavres ayant été abandonnés en plein soleil, sous la garde de soldats, afin de démontrer qu’ils ne ressuscitent pas, puis brûlés et les cendres jetées dans le Rhône. Épipode et Alexandre sont enterrés ensemble à la sortie de la ville, dans une grotte à flanc de colline, dont l’entrée est dissimulée par des buissons épais mais où les où les fidèles viennent les vénérer.
Après la paix de l’Église, leurs reliques sont transférées, en même temps que celles de saint Irénée dans l’église Saint-Jean, devenue par la suite saint Irénée. En 1562, les corps des trois saints sont profanés et jetés au feu par les protestants et seuls quelques fragments en sont récupérés par les catholiques.
Parmi eux, des os d’Épipode et la main gauche d’Alexandre. Si les profanations révolutionnaires font perdre définitivement les reliques d’Épipode, la main d’Alexandre qu’il a, secourable, tendue à son ami à terre, préférant périr avec lui plutôt que l’abandonner, est restituée à l’Église en 1819 grâce à la veuve d’un des sans-culottes qui avaient pillé le sanctuaire.