Quand il devient dangereux d’être chrétien
On l’oublie souvent, mais la Révolution s’est faite plus contre l’Église que contre la monarchie et, si Louis XVI avait accepté les mesures antireligieuses, peut-être aurait-il sauvé sa tête et son trône. L’entrée en vigueur de la constitution civile du clergé, au printemps 1791, obligeant le clergé catholique à prêter un serment que Rome, le 4 avril, jugera schismatique et entraînant l’excommunication de ceux qui s’y soumettent, met en place un mécanisme qui, d’expulsions en interdictions de séjour, d’arrestations en déportations, aboutit fatalement à une persécution généralisée qui frappera aussi bien le clergé réfractaire que les fidèles "non conformistes" refusant la nouvelle Église révolutionnaire. Rien d’étonnant, dès lors — le pouvoir se durcissant face à la contestation de la population catholique et jetant ainsi de l’huile sur le feu — si, très vite, il devient dangereux, en France, de rester chrétien. Pas un seul diocèse ne sera épargné et, si certains, plus fervents, seront spécialement frappés, l’on comptera des martyrs à travers tout le pays, de tous âges, tous milieux, toutes conditions, de sorte que, à la Restauration, ce sont des centaines de causes de canonisation qui auraient dû être ouvertes pour célébrer ces défenseurs de la foi. Or, cela n’a pas été le cas ; fort peu de dossiers ont été proposés, moins encore ont abouti.
Des martyrs parfois gênants
Au début du XIXe siècle, il faut attribuer ce choix à un désir de réconciliation et d’oubli, une volonté de pardon de la part de victimes, un refus de rouvrir les blessures en évoquant le rôle joué dans la mort des martyrs par des personnes souvent encore en vie ou de porter atteinte, par ricochet, à leurs familles, étrangères à ces crimes. Par la suite, et les idées révolutionnaires s’imposant toujours davantage, est venu un recul de prudence vis-à-vis des autorités, de sorte que les martyrs de la Révolution ont parfois parus gênants, propres à laisser croire que l’Église de France conservait des nostalgies d’ancien régime. Enfin, dernière difficulté, non des moindres, comment départager, alors que, pour les contemporains, le trône et l’autel étaient indissociables, qui, parmi ces victimes, a péri immolé "en haine de la foi", définition traditionnelle du martyre, et qui est mort pour des raisons politiques ?
Ce dernier point a fatalement posé problème s’agissant de Lyon, ville insurgée fin mai 1793. La reprise de la cité rhodanienne, au terme d’un siège impitoyable de plus de deux mois, en octobre, a été suivie de représailles terribles qui se poursuivront, dans des conditions atroces, jusqu’à la chute de Robespierre en juillet 1794 et entraîneront au bas mot 1865 exécutions. Parmi ces victimes, un dixième appartient au clergé, spécialement ciblé. L’étude des dossiers de ces prêtres et religieux n’a pas systémiquement abouti à porter leurs noms sur la liste des martyrs supposés, soit que les documents les concernant aient manqué, soit que l’on n’ait pu départager ce qui relevait, dans leur cas, du politique. En 1925, lorsque l’archevêché de Lyon décide d’ouvrir officiellement l’instruction de la cause, les témoins supposés ne sont plus que soixante-quatorze ; encore quelques laïcs, et une religieuse, sœur Marie de l’Annonciation, sont-ils venus rejoindre leurs rangs. Ce premier procès n’aboutit pas, la guerre et l’Occupation étant passées par là. Une première tentative pour reprendre la cause, en 1974, n’a pas plus de succès, les mentalités de l’époque n’étant pas à ce genre de commémoration. C’est finalement en 2007 que l’étude des dossiers peut être reprise.
Des ecclésiastiques apparemment légers
Mais qui sont ces soixante-quatorze témoins qui viendront peut-être composer un nouveau groupe de martyrs de Lyon ? L’intitulé de la cause parle de "Thomas Merle de Castillon, vicaire général de Lyon, Gabriel-Daniel Dupleix, vicaire général de Lyon, Claude Régny et leurs compagnons". Certains historiens lyonnais ont souri, en 1925, en voyant figurer en tête de liste le nom de Mgr de Castillon, tant ce que l’on sait du personnage peut sembler en contradiction avec sa fin édifiante. Et pourtant !
Né dans le diocèse d’Agen, à Aiguillon, en 1747, Thomas Merle de Castillon entre au séminaire, puis poursuit, comme beaucoup de jeunes prêtres du temps, une licence de théologie en Sorbonne. C’est finalement dans l’archidiocèse de Lyon qu’il est incardiné en 1777. Il semble alors plus soucieux de briller dans les salons à la mode, et à l’Académie des Sciences, des Belles Lettres et des Arts lyonnaise que du bien des âmes. On fera même remarquer qu’il s’illustrera dans cette docte compagnie en faisant éditer à ses frais les œuvres complètes d’un poète local, Charles Bordes, dont les vers ne relèvent pas de l’ouvrage de piété, tant s’en faut… Il est vrai que, dans le même temps, l’archevêque de Rennes lit dans les hôtels particuliers qu’il fréquente les œuvres érotiques dont il est l’auteur… et cela ne choque pas tant que cela. Au demeurant, lorsque la persécution s’abattra sur eux, ces ecclésiastiques apparemment légers se révèleront, s’agissant de la foi et des mœurs, d’une fermeté que l’on n’osait attendre d’eux.
Retour clandestin
Thomas Merle de Castillon est de cette catégorie. Excellent administrateur, bien introduit dans la bonne société, il devient vicaire général, poste qui prend toute sa dimension après la nomination au primatiat des Gaules, en 1788, de Mgr de Marbeuf. Celui-ci, en effet, ne prendra jamais ses fonctions, dans un premier temps parce qu’il est plus intéressé par son portefeuille ministériel qui lui donne le contrôle des nominations épiscopales et des bénéfices ecclésiastiques, puis, quelques mois plus tard, parce que, disgracié, il n’osera, en 1789, se risquer à Lyon. Dès lors, l’administration du diocèse repose entièrement sur Mgr de Castillon et son adjoint, Mgr Linsolas, qui sera l’une des grandes figures de la résistance catholique à la Révolution et, puisqu’il survivra à la Terreur, l’un des principaux reconstructeurs de l’Église de France.
S’il quitte Lyon après avoir refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé, Thomas Merle de Castillon y revient clandestinement en novembre 1792, alors que la violence révolutionnaire se déchaîne dans la ville comme elle s’est déchaînée à Paris en septembre, entraînant, comme dans la capitale, le massacre d’ecclésiastiques emprisonnés.
Des instructions codées
L’une des missions des deux vicaires généraux clandestins est de tenter de conserver aux fidèles un minimum de vie chrétienne, leur rappeler que l’évêque constitutionnel, Lamourette, est illégitime, expliquer au clergé clandestin qu’il n’est pas permis de prêter le nouveau serment de liberté-égalité, que certains prêtres croient admissible, et de représenter Mgr de Marbeuf dans son diocèse. Castillon et Linsolas mettent au point un système de correspondance codée, assez simple à déchiffrer d’ailleurs, qui dissimule les instructions données pour le maintien du culte et la discipline du clergé sous l’apparence de courriers commerciaux.
Mgr de Castillon est arrêté en octobre 1793, après que Lyon, devenue "Commune affranchie" soit retombée au pouvoir de la Convention. Emprisonné, il est guillotiné le 15 décembre 1793. Plus heureux que bien d’autres, il échappe aux exécutions sommaires et aux supplices atroces qui attendent nombre d’autres prisonniers. Parmi la liste des martyrs lyonnais de la Révolution, l’on signalera le jeune abbé Pierre-Antoine Lebrument, né en 1762, dont il est dit sobrement qu’il était "tout juste ordonné", celle d’une dame pieuse, Marguerite Pouteau, et de trois sœurs exécutées ensemble le 10 février 1794, Élisabeth, Louise et Jacqueline Châtaignier.