Il aura fallu plus de cent cinquante ans pour voir aboutir partiellement les causes des martyrs de la Commune, fusillés en mai 1871 à Paris. Partiellement, car seuls les religieux de Saint Vincent de Paul et les picpuciens se seront acharnés à obtenir ces béatifications quand d’autres congrégations, des plus prestigieuses, et l’archevêché de Paris ont renoncé dès le centenaire à défendre des dossiers alors jugés politiquement gênants.
Parmi eux, la figure du père Henri Planchat se distingue. Si, comme ses compagnons de supplice, il a été mis à mort en haine de la foi, il est évident que les bourreaux ont voulu, en s’acharnant sur lui, empêcher à l’avenir toute action missionnaire et caritative en faveur d’un prolétariat citadin devenu chasse gardée de la révolution, donc nécessairement coupé de Dieu et de l’Église.
Secourir les âmes en perdition
Henri Planchat est né le 8 novembre 1823 à La Roche-sur-Yon en Vendée, où son père est alors magistrat. C’est d’ailleurs la carrière que ses parents lui destinent et, sans révolte, le jeune homme entame à Paris ses études de droit, et adhère à la jeune Conférence Saint-Vincent de Paul, à peine créée par Frédéric Ozanam.
Prenant sur ses loisirs, il se fait bénévole du patronage de Vaugirard, qui dispense des cours aux apprentis et de la bibliothèque populaire, deux œuvres éducatives dévouées à la jeunesse ouvrière. Il fait dans ces cercles la connaissance de deux autres laïcs, Jean-Léon Le Prévost, alors marié, qui sera le fondateur des Religieux de Saint-Vincent de Paul, et de M. Olivaint, futur jésuite et future victime, lui aussi, des communards.
Pour Henri, ces plongées dans la misère de son temps sont une révélation mais, au-delà de l’aspect matériel de ce qu’il découvre, ces situations économiques tragiques auxquelles il convient, bien sûr, de remédier, il est surtout frappé par la misère morale et spirituelle de tout un peuple et de toute une jeunesse.
S’il est nécessaire de nourrir et soigner les corps, il l’est plus encore de secourir les âmes en perdition. Même si, afin de satisfaire son père, il poursuit ses études jusqu’à la licence, sa décision est prise : il sera prêtre. Et pas n’importe quel prêtre ! Dans le journal intime qu’il rédige, il note, peu après son entrée au séminaire de Saint-Sulpice où il est entré à l’automne 1847 : "Le prêtre doit être un homme de travail entièrement livré à sa tâche.
Dans le monde, pour une cause terrestre, le triomphe d’une idée, d’un système, d’un parti, certains vont jusqu’à sacrifier leur tranquillité, leur fortune et même leur vie ! Pourquoi le prêtre n’aurait-il pas un zèle au moins égal alors qu’il s’agit pour lui d’une cause supérieure : celle de Dieu et celle des âmes ?"
Aimer les pauvres d’un amour de préférence
Désireux de "devenir un prêtre selon le cœur de Dieu", il place son sacerdoce sous la protection de Notre-Dame à laquelle il se consacre entièrement. En 1848, il écrit encore : "Henri est heureux : il entrevoit pour bientôt la joie sainte et la paix dans l’immolation entière et irrévocable de tout son être au Seigneur" et d’ajouter, à la veille de son sous-diaconat, l’année suivante : "Je prends la résolution de me tenir à l’égard de Dieu dans un esprit d’hostie, à l’égard du prochain dans un esprit de servitude."
Un idéal complété par les souhaits qu’il émet au matin de son ordination, le 21 décembre 1850, au séminaire Saint-Sulpice : "Toujours aimer les pauvres d’un amour de préférence, les recevoir, les rechercher et les servir comme il recevrait, rechercherait et servirait le Seigneur qui se cache en leur personne. Ne pas adopter l’air d’un bourgeois en soutane mais devenir un prêtre d’une vie exemplaire." Il est en effet persuadé que "la foi ne peut être ranimée, les âmes converties que par la sainteté parfaite".
Ces vœux, prononcés dans l’exaltation de sa première messe, sont-ils tenables ? Oui puisque, le matin de Noël, abandonnant tout espoir de carrière ecclésiastique comme il a abandonné tout espoir de réussite mondaine, il part pour le quartier Grenelle rejoindre son ami Le Prévost et la naissante congrégation des religieux de Saint Vincent de Paul dont il sera le premier prêtre.
Cent paroles à Dieu
Dans cette banlieue qui deviendra le XVe arrondissement s’entassent près de dix mille ouvriers, et de nombreux immigrés italiens, réduits au chômage par les révolutions de 1848, sans aides ni espoir de trouver du travail ; la plupart ne sont pas baptisés, et ne font pas baptiser des enfants au demeurant nés hors mariage. Ils vivent et meurent "comme des païens, pour ne pas dire comme des bêtes".
À sa sœur qui trouve cet apostolat peu reluisant, il explique : "Si tu avais parcouru comme moi la banlieue de Paris, tu admettrais que cela vaut bien la Chine, et que cette mission, pour être plus inconnue, plus ignorée du monde, ne peut avoir moins de mérites devant Dieu."
Peu à peu, malgré les insultes et les rebuffades qui sont son quotidien, Planchat parvient à se faire admettre dans ces milieux si hostiles à ce qu’il incarne, et commence à convertir. Il s’épuise à la tâche, tombe malade, doit accepter une longue convalescence puis, au bout de deux ans, revient à Grenelle et se remet à l’œuvre.
Toujours aimer les pauvres d’un amour de préférence, les recevoir, les rechercher et les servir comme il recevrait, rechercherait et servirait le Seigneur qui se cache en leur personne.
Il a l’idée de créer une association réunissant ses convertis et les familles qu’il a ramenées à la foi et à la pratique, l’Association ouvrière de la Sainte Famille, qui se fixe pour objectif "l’entraide et le soutien mutuels mais aussi l’évangélisation des ouvriers par les ouvriers".
Il ne cesse pas pour autant sa propre mission et multiplie les visites à domicile afin de connaître son troupeau. Quand on lui demande comment il réussit où tant d’autres échouent, il réplique que tout le secret est "de dire cent paroles à Dieu contre une seule aux hommes". C’est aussi de s’oublier entièrement, de tout souffrir, de tout donner.
Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, de jour comme de nuit, il est là pour tous ceux qui ont besoin de son ministère, indifférent aux moqueries qu’attirent sa pauvre soutane verdie et son air fragile. À des blanchisseuses qui l’insultent, il répond en offrant des médailles et des images, de sorte que ces femmes, saisies de honte, lui donnent 5 francs, une grosse somme, pour dire des messes à leur intention. Un jour de grand froid, ses confrères le voient rentrer pieds nus : il a donné ses souliers à un homme qui en avait, dit-il, plus besoin que lui…
Il se consume en pénitences
Cette sainteté dérange un clergé moins bon que lui. En 1861, le curé de Saint-Jean-Baptiste-de-Grenelle déclenche contre l’abbé Planchat une campagne diffamatoire si violente que ses supérieurs doivent l’éloigner de Paris et l’envoyer à Arras prendre la sous-direction d’un établissement d’éducation pour les orphelins et les apprentis. Il y fait merveille, là encore, suscitant des vocations sacerdotales et mendiant pour assurer à ses protégés de quoi financer ses études.
En 1863, il est rappelé à Paris afin de prendre en charge le patronage Sainte-Anne de Charonne, rue de la Roquette, qui accueille plus de trois cents gamins issus de ce quartier très pauvre. Matériellement, c’est un succès mais Henri n’en est pas satisfait. Son but n’est pas d’offrir des loisirs et un repas chaud, mais de faire et refaire des chrétiens.
S’il n’y arrive pas, lui seul est en faute : il ne prie pas assez, ne s’humilie pas assez, ne souffre pas assez. Il se consume en pénitences et en oraison, remet tout entre les mains de Notre-Dame de la Salette. Cela paie : des centaines d’adolescents, souvent de jeunes voyous, changent de vie, prennent l’habitude de se confesser et font, sur le tard, indifférents aux ricanements de leurs copains, leur première communion.
Mieux encore, beaucoup entraînent à leur suite leurs parents. En parallèle, il secourt tous ceux qui en ont besoin : malades, orphelins, vieillards, pauvres, chômeurs, immigrés italiens, fondant à leur intention ce qui deviendra la Mission italienne de Paris.
Après avoir fait sa connaissance, des gens s’exclament : "Avant de connaître l’abbé Planchat, j’ignorais ce qu’était un prêtre…" Se rend-il compte qu’il dérange, non plus le clergé parisien, qui a fini par s’habituer à ses façons, mais toute une frange d’extrémistes qui tiennent le prolétariat parisien pour le laboratoire de leurs idéaux révolutionnaires ? Ils tiennent l’abbé Planchat à l’œil, guettent l’occasion de le perdre.
La capitale se soulève
Avec la guerre de 1870 et le siège de Paris, un nouvel apostolat s’ouvre à ce missionnaire insatiable : celui des soldats et des blessés auprès desquels il se dévoue, là encore, sans compter. L’armée le lui reproche. Qu’importe, il continue, "hostie immolée". Il faut aussi s’occuper des réfugiés et d’une population qui, par cet hiver glacial, crève de faim et de froid, mais qu’il nourrit quand même, on ne sait trop comment.
Mais il n’en peut plus, et l’avoue. Le 28 janvier 1871, Paris capitule, le 18 mars, les Allemands retirés, la capitale se soulève et s’érige en Commune insurrectionnelle. D’emblée, le nouveau pouvoir affiche sa haine du catholicisme et du clergé. Rigault, le préfet de police, le dit sans fard : "Notre révolution est faite contre Dieu, la religion, les prêtres. Il ne doit rien rester de tout cela." Ses amis et lui s’y emploieront.
Dans la première quinzaine d’avril, l’archevêque, Mgr Darboy, et 200 prêtres et religieux parisiens sont arrêtés sous divers prétextes fumeux. Planchat devrait l’être, lui aussi, mais les communards hésitent, inquiets de sa popularité et des réactions du quartier. Ils ont promis 5 francs à un père de famille sans travail pour se charger de la besogne ; l’homme répond :
"Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser pour arrosement ce prêtre-là qui fait du bien même à ceux qu’il ne connaît pas. En apprenant que je ne pouvais plus payer mon loyer, il est venu chez moi la semaine dernière et m’a laissé 20 francs. S’il est curé, c’est par dévouement. On dit qu’il est riche et instruit, qu’il aurait pu faire n’importe quoi d’autre, même député !"
Un effroyable chemin de croix
On s’adressera ailleurs. Averti de la menace, le 6 avril, l’abbé Planchat éloigne son jeune assistant, l’abbé de Broglie et lui ordonne de se mettre en lieu sûr. Deux heures plus tard, malgré les supplications des femmes du quartier, Henri Planchat est arrêté et emprisonné. Toutes les interventions de la population de Charonne pour le faire libérer, celles de sa mère, qui fait le siège du responsable communard de la Justice, expliquant :
"Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre au chapeau rougi, à la soutane râpée, aux souliers troués, très pauvre parce qu’il donne tout aux autres, qui ne va chez les riches que pour demander l’aumône ? Si vous l’avez rencontré, c’est mon fils !", n’y changeront rien.
Henri Planchat ne quittera la prison de la Roquette que le 26 mai, pour aller à la mort. Il sera massacré, au terme d’un effroyable chemin de croix, rue Haxo en fin d’après-midi avec neuf autres prêtres, un séminariste, trente-six gendarmes et quatre civils.
Quand, le 29 mai, après l’entrée des Versaillais dans Paris, l’on exhumera les corps des suppliciés, Mme Planchat répondra aux condoléances qui lui sont adressées : "La mort de mon fils, un malheur ? Non ! C’est un honneur qu’il faut dire ! Je ne pouvais ambitionner pour lui et pour moi plus belle récompense."