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Dans quelques jours, les troupes versaillaises auront repris Paris. Adolphe Thiers avait eu la possibilité de sauver l’archevêque de Paris et 74 autres otages avec lui en les échangeant contre Auguste Blanqui, mais s’en était bien gardé. Il fera donner à Mgr Darboy des obsèques nationales solennelles. Pour l’heure, l’annonce de l’assassinat de l’archevêque est pain bénit. Maintenant, les Communards n’ont plus de pitié à attendre ; ils sont tous voués à la mort, les vrais coupables comme les innocents, les idéalistes comme les assassins.
Les communards s’entretuent
Cette certitude exacerbe la colère des dirigeants extrémistes et celle d’une base militante peu nombreuse mais qui fait régner la terreur dans des quartiers entiers. En certains endroits, des fédérés qui, par humanité, refusent d’obéir à des ordres d’une cruauté insensée, sont abattus sur place par leurs camarades.
C’est le cas de la Barrière d’Enfer où un officier communard, comprenant l’impossibilité pour les Filles de la Charité d’évacuer en moins d’une heure la pouponnière et l’orphelinat qu’elles dirigent là, qui accueillent nouveaux-nés et enfants infirmes, ne se résolvant pas à sacrifier les 700 petits de l’établissement, renonce à le faire sauter, et, du même coup, sape les défenses de ce faubourg, crime qui lui vaut d’être aussitôt fusillé pour haute trahison. Ce genre d’exemples, et ils se multiplient en cette semaine sanglante de la fin mai, donne à réfléchir et même ceux qui désapprouvent les violences de leurs camarades n’osent plus le dire… Ainsi s’expliqueront les tueries du 25 mai avenue d’Italie et du 27 rue Haxo.
Au cours du siège, l’école Saint-Albert-le-Grand d’Arcueil, tenue par des dominicains et des dominicaines, a servi d’ambulance. Elle l’est restée maintenant que Paris insurgé est sous le feu des troupes versaillaises qui bombardent la capitale et y font de nombreux blessés. On devrait savoir gré aux religieux de leur aide. Ce n’est pas le cas. Le quartier est sous la coupe d’un certain Serizier, membre fondateur de l’Internationale, anticlérical, et brute alcoolique que même ses adjoints craignent. Le bonhomme a mis le XIIIe arrondissement en coupe réglée. Il veut la peau des dominicains d’Arcueil et ne s’en cache pas, répétant à qui veut l’entendre : « Tous ces curés-là ne sont bons qu’à être brûlés ! »
Un subterfuge, de sinistre mémoire
Les accusations délirantes de la presse communarde concernant les prétendus « crimes » du clergé permettent à travers tout Paris perquisitions et visites domiciliaires dans les sanctuaires et les presbytères. À défaut de cadavres, dont les extrémistes ont compris qu’ils ne trouveraient pas trace, reste, et c’est bien plus sûr, l’accusation de trahison, et celle, récurrente car elle sert depuis la révolution de 1830, de l’existence de caches d’armes destinées aux ennemis du peuple dans les maisons religieuses. On dit aussi qu’il existerait des passages secrets et des souterrains qui, creusés sous la capitale, permettraient d’en sortir et communiquer avec les Versaillais. Pur délire mais il se trouve des gens pour y croire.
L’existence de tels passages justifie la fouille de Saint-Albert-d’Arcueil, l’établissement se trouvant relativement proche des lignes gouvernementales. Bien entendu, Serizier et ses sbires ne découvrent ni armes ni passages secrets mais, avec l’aide de quelques faux témoins, ils affirment que les dominicains font des signaux de fumée aux Versaillais depuis leur jardin. Il n’en faut pas davantage pour justifier l’incarcération de toutes les personnes présentes dans la maison.
Le 19 mai, cinq religieuses, cinq femmes employées comme domestiques, l’enfant de l’une d’entre elles sont arrêtés et conduits à la Conciergerie. On emmène également 22 hommes adultes, religieux et laïcs, et neuf grands élèves, tous conduits à Bicêtre. Ils en sont extraits le 25 mai, alors que les dernières barricades du quartier menacent de tomber au pouvoir des gouvernementaux.
Après s’être largement signé, le religieux se retourne vers ses compagnons et leur dit en souriant : « Pour le Bon Dieu, mes amis ! »
Tandis qu’on les entraîne vers la place d’Italie, siège du pouvoir communard de l’arrondissement, en leur affirmant qu’ils vont être libérés, l’un des dominicains, le père Rousselin, saisi d’un mauvais pressentiment, réussit à se détacher du convoi de prisonniers, et, avec la complicité de commerçants et riverains qui lui donnent des vêtements pour cacher sa robe et un grand chapeau pour dissimuler son visage, se perd dans la foule. Les autres, confiants, sont arrivés place d’Italie.
On les fait entrer dans la mairie. Dehors, des excités hurlent : "À mort les calotins !". Un semblant de commission qui fait mine de siéger leur affirme qu’ils sont libres. Il convient seulement, par précaution, de les faire sortir un à un. Un subterfuge du même genre, de sinistre mémoire, a déjà servi, les 2 et 3 septembre 1792, lors des grands massacres des prisons parisiennes, à envoyer à la mort des gens qui, convaincus de ne rien risquer, ne se rebiffaient pas contre leur sort… C’est, en fait, à une réédition de ces événements que l’on assiste en cette fin mai à Paris.
Tirés comme des lapins
Poussé vers la sortie, le prieur, le père Raphaël Captier, en arrivant sur le seuil et voyant au dehors des hommes qui épaulent leurs fusils, comprend ce qui les attend. Après s’être largement signé, le religieux se retourne vers ses compagnons et leur dit en souriant : "Pour le Bon Dieu, mes amis !".
À peine est-il dehors qu’on lui tire dessus. Les pères Henri Cotrault, Pie-Marie Chatagnaret, Thomas Bourard et Constant Delhorme sont à leur tour précipités dans la rue et sont, selon les mots des témoins, "coursés et tirés comme des lapins". Le personnel laïc de l’école connaît le même sort : Antoine Gauquelin, professeur de mathématiques, Hermand Voland, surveillant, Sébastien Dintroz, infirmier, Joseph Petit, qui, à 22 ans, sera le plus jeune des martyrs, économe-adjoint, les domestiques Aimé Gros, Joseph Cheminal, Antoine Marcé sont abattus les uns après les autres.
Dans quelques jours, le quartier libéré, les corps des religieux seront ramenés à Saint-Albert pour y être enterrés dans la chapelle. Le père Rousselin portera, quant à lui, la "flétrissure" de son évasion le restant de ses jours, objet des moqueries impitoyables des élèves, incapables d’admettre qu’il se soit soustrait au martyre… Pour sordide qu’elle soit, la fin des dominicains d’Arcueil et de leur personnel n’est rien en comparaison du calvaire qui attend d’autres otages détenus à La Roquette.
Un nom à se faire couper le cou
En milieu de journée, le 26 mai, ordre est donné aux gardiens de la prison de livrer aux fédérés qui se présentent aux guichets soixante prisonniers. Le directeur de La Roquette parlemente et parvient à ramener la liste fatale à cinquante noms. Dans le désordre du moment, nul ne comprend comment le choix s’opère, sinon peut-être en fonction de haines personnelles ou de partis pris. 39 otages sont des militaires, dix des ecclésiastiques. Il y a parmi ceux-là trois jésuites de la maison de la rue de Sèvres, les pères Anatole de Bengy, Jean Caubert et Pierre Olivaint.
À l’instar des pères Clerc et Ducoudray, leurs confrères de Sainte-Geneviève, fusillés l’avant-veille avec Mgr Darboy, ils incarnent pour la gauche anticléricale et maçonnique un catholicisme de combat, contrerévolutionnaire, avec lequel il faut en finir une fois pour toutes. Lors de leur incarcération, on les a inscrits comme "serviteurs d’un nommé Dieu, en état de vagabondage", ce qui pourrait être une plaisanterie de mauvais goût si l’on n’avait ajouté ce chef d’accusation plus grave : "complices des Versaillais".
Le nom à particule du père de Bengy a excité l’ire des fédérés : "Ça, c’est un nom à se faire couper le cou ! » Le jésuite réplique : « On ne tue pas les gens pour leur nom…" En quoi il se trompe. Comme il décline son âge, 47 ans, un autre siffle : "Ben mon vieux, t’as bien assez vécu comme cela !"
Pierre Olivaint ne porte pas un patronyme aristocratique mais il existe contre lui d’autres charges. Encore étudiant, il a été, au côté de Frédéric Ozanam, l’un des fondateurs de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul et ce rôle d’évangélisateur des quartiers populaires fait enrager les "sans Dieu", tout comme ses succès de prédicateur, l’un des plus talentueux de la Compagnie de Jésus. Cela mérite la mort. Quant au père Caubert, être un fils de saint Ignace suffit à le condamner.
L’homme à abattre : le père Henri Planchat
Le père Henri Planchat, premier prêtre de la jeune congrégation des religieux de saint Vincent de Paul, lui aussi proche d’Ozanam, s’est, depuis son ordination, en 1850, voué à rechristianiser les milieux populaires, d’abord dans les faubourgs de Grenelle et Javel, puis au milieu des immigrés italiens, rappelant à temps et à contretemps à des gens qui, parfois ne le savent même pas, "qu’il existe un Dieu".
Démuni, tout donné à Dieu, il est devenu une figure populaire et aimée. On ne compte plus les conversions qu’il a obtenues, les couples illégitimes qu’il a mariés, les enfants et adultes qu’il a baptisés. Cet apostolat de "la canaille" a contrarié le clergé diocésain qui a multiplié les attaques venimeuses à son encontre, au point que son supérieur, Léon Le Prévost, a dû, un temps, l’éloigner de Paris afin de le soustraire aux calomnies.
Nommé directeur d’un orphelinat à Arras, Henri Planchat a regagné la capitale pour prendre en main le patronage Sainte-Anne-de-Charonne, qui s’occupe des jeunes apprentis, dans un esprit proche des œuvres salésiennes de Jean Bosco à Turin. Toujours préoccupé par le sort des ouvriers transalpins, il a fondé une association qui deviendra la Mission italienne.
Planchat est un homme à abattre. On l’a déjà tenté pendant le siège de Paris, en cherchant à l’intimider pour l’amener à cesser son aide aux pauvres, aux malades, aux blessés.
Si son dévouement inépuisable le fait aimer, il lui vaut aussi la haine de ceux aux yeux desquels un vrai prêtre constitue le plus redoutable obstacle à la déchristianisation orchestrée des masses prolétaires. Planchat est un homme à abattre. On l’a déjà tenté pendant le siège de Paris, en cherchant à l’intimider pour l’amener à cesser son aide aux pauvres, aux malades, aux blessés. À la fin de leur entretien, l’officier chargé de l’effrayer est tombé à genoux et s’est confessé, puis il est revenu demander le mariage religieux…
C’est bien la preuve que le personnage est dangereux ! Début avril 1871, son nom était en tête de liste pour les arrestations d’otages mais l’on n’a pas trouvé de volontaires pour se charger de la besogne. En désespoir de cause, la Commune a proposé cinq francs à un chômeur père de famille s’il arrêtait le cureton. Indigné, l’ouvrier a rétorqué : "Cinq francs pour arrêter l’homme qui, hier, alors qu’il ne me connaissait pas, est venu m’en donner vingt pour payer mon loyer ! Non, ce n’est pas mon affaire."
Il refuse d’abandonner les pauvres
On ira chercher ailleurs des militants pour faire le travail. Prévenu de sa prochaine incarcération par des amis qu’il compte à la mairie, le père Planchat a refusé d’abandonner ses pauvres et ses gamins. Il a seulement éloigné son assistant, le jeune père de Broglie, parce qu’il porte, lui aussi, "un nom à se faire couper le cou".
« Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre à la soutane râpée, aux souliers troués, très pauvre parce qu’il donne tout ? Si vous l’avez rencontré, citoyen, c’est mon fils ! »
Le 6 avril, en dépit des protestations des femmes du quartier qui demandent la liberté de « celui qui nourrit leurs enfants », Henri Planchat est incarcéré à Mazas. Il possède des réseaux, agissants, qui vont se démener pour le faire libérer. En vain… Ni les démarches de sa mère, qui fait le tour des responsables communards, répétant : "Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre à la soutane râpée, aux souliers troués, très pauvre parce qu’il donne tout ? Si vous l’avez rencontré, citoyen, c’est mon fils !"
Ni les pétitions, qui, pourtant, feront libérer quelques prêtres, ni les sollicitations d’un apprenti du patronage, le petit Hurbec, qui se prive pour chaque jour apporter à manger à son bienfaiteur, dédaigne les coups, menaces, insultes, rétorquant crânement qu’il est « normal qu’il nourrisse quelques jours l’homme qui le nourrit depuis des années », ne permettront l’élargissement de ce redoutable "ennemi de l’humanité"... Lors du transfert de Mazas à La Roquette, le père Planchat a eu la joie de se retrouver dans la même voiture que son ami de jeunesse, le père Olivaint. Les deux religieux se sont mutuellement confessés et exhortés à la mort.
Le courage du séminariste Paul Seigneret
En cellule à La Roquette, Henri Planchat s’est lié d’amitié avec le prisonnier de la cellule voisine, l’abbé Paul Seigneret, l’un des séminaristes de Saint-Sulpice. Âgé de 25 ans, né à Angers, le jeune homme a dû renoncer à la vie monastique et quitter Solesmes en raison d’ennuis de santé. Non sans difficultés, il est parvenu à entrer au séminaire Saint-Sulpice où il poursuit ses études depuis quatre ans.
Il n’a pu regagner l’établissement à la rentrée, en raison du siège de Paris. Il s’est alors engagé comme ambulancier dans l’armée de la Loire. L’armistice, fin janvier 1871, la fin du siège ont laissé croire à une reprise de la vie normale. Paul et quelques dizaines de ses camarades, désireux de reprendre leurs études, ont regagné le séminaire. C’était quelques jours avant l’insurrection parisienne.
Ces lettres, destinées à ses parents à Angers, et à certains de ses camarades de séminaire, disent sa résignation à la volonté de Dieu, son acceptation du martyre qui le menace...
Ces garçons ont assisté, médusés, à l’intrusion des fédérés dans le séminaire, à la fouille de la maison, toujours à la recherche de "souterrains communiquant avec les Versaillais" et à la mise à sac de la cave de l’établissement. Au terme de ces investigations, on a emmené Monsieur Isnard, le supérieur. Les professeurs ont alors pensé plus sûr de renvoyer les séminaristes dans leurs familles. S’agissant des provinciaux, il fallait des passeports. Paul Seigneret et six autres ont été arrêtés alors qu’ils allaient en réclamer à l’Hôtel de Ville, en soutane.
Il écrit à ses parents
Les protestations de Mgr Darboy, qui a tenté d’obtenir leur libération, n’ont rien donné. Depuis, l’abbé Seigneret prie, beaucoup, et écrit. Ces lettres, destinées à ses parents à Angers, et à certains de ses camarades de séminaire, disent sa résignation à la volonté de Dieu, son acceptation du martyre qui le menace, son espoir que son éventuel sacrifice épargnera la vie des autres séminaristes détenus avec lui, et, très humainement, la peur atroce qu’il éprouve, non de la mort mais des souffrances qui pourraient l’accompagner et qu’il supplie humblement le Ciel de lui épargner, redoutant de n’avoir pas la force de les supporter.
Est-ce pour conjurer cette angoisse qu’il a passé ses jours et ses nuits d’emprisonnement à la fenêtre de sa cellule, à réciter le rosaire en alternance avec le père Planchat ? Est-ce cela, aussi, qui a attiré l’attention des geôliers et qui conduit, ce 26 mai, à ajouter son nom à la liste des otages désignés pour le supplice ? Peut-être.
À moins qu’il faille uniquement faire nombre... Les cinq derniers ecclésiastiques voués à la mort sont quatre pères des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, plus vulgairement appelés picpuciens, les pères Radigue, Tuffier, Rouchouze et Tardieu, qui, tous, occupaient des charges importantes dans l’Ordre, raison pour laquelle ils n’ont pas quitté la maison, et un prêtre auvergnat, natif de Saint-Flour, l’abbé Noël Sabatier, vicaire de Notre-Dame de Lorette.
Les 49 otages sont rassemblés
Depuis l’exécution de Mgr Darboy et des cinq autres otages, le 24 mai, les ecclésiastiques, conscients que l’avancée des troupes versaillaises vers l’est parisien signe leur arrêt de mort, se sont montrés étrangement sereins. L’approche du martyre ne les effraie pas. Leur unique souci est de bien mourir et de sauver, s’il se peut, encore quelques âmes.
Le père Olivaint s’est voué, mission impossible, à la conversion du "capitaine Pigère", cette fille déguisée en homme qui semble nourrir une haine spéciale du catholicisme et se vante d’avoir "descendu l’archevêque". Henri Planchat, moins ambitieux, se borne à exhorter des fédérés qu’il connaît un peu, et réussit à confesser discrètement l’un d’entre eux.
Enfin, les otages sont rassemblés. Ils ne sont pas 50, comme convenu, mais 49, détail qui paraît échapper à l’escorte, pressée d’en finir. Au vrai, que veut-on faire de ces hommes ? Au sein même de la Commune, et des autorités de ce quartier de Belleville, tous ne sont pas d’accord.
Il y a ceux qui ne voient pas la nécessité de tuer encore, maintenant qu’ils ont compris que cela ne fera pas reculer Thiers, et espèrent, en épargnant les otages, la clémence du vainqueur, et ceux qui, au contraire, dans une surenchère de haine, veulent tout tuer, brûler, détruire avant de mourir. Ces contradictions expliquent les hésitations et contrordres qui vont suivre, ajoutant aux souffrances des otages.
Le calvaire des condamnés
Dans une mise en scène digne des grandes journées de la Terreur, les prisonniers, entourés de gardes nationaux en tête desquels parade la capitaine Pigère à cheval, remontent lentement, deux à deux, en priant à haute voix, la longue rue des Pyrénées qui conduit à Belleville. Beaucoup de passants sont atterrés en reconnaissant le père Planchat.
Des riverains entrouvrent les portes de leurs immeubles ou de leurs boutiques et chuchotent : "Mais sauvez-vous, voyons !" Aucun prisonnier ne s’y risque : soif du martyre chez les prêtres qui ne veulent pas laisser passer si belle occasion de gagner leur paradis, peur atroce, chez les autres, en esquissant un geste de fuite, de se vouer à une mort plus douloureuse que la fusillade.
Le parcours devient Golgotha. C’est à qui cognera, frappera, mordra au sang les prisonniers, leur arrachera les cheveux.
Un garde national, exaspéré devant les réactions de pitié des passants, braille : "Ce sont des prisonniers versaillais !" C’est faux, mais cela fait entrer en rage une partie des curieux qui se précipitent sur les malheureux et les bourrent de coups. Le père de Bengy tombe et se casse un bras. On le relève sans ménagement. On l’oblige à reprendre son chemin de croix. Désignant le père Tuffier, doyen du groupe, qui ne se traîne plus et ralentit les autres, un gavroche crie : "Qu’est-ce j’aimerais me payer ce vieux-là !"
La capitaine Pigère, enragée, pousse le Picpucien à coup de crosse ; l’abbé Seigneret, qui veut aider le vieillard, est frappé à son tour. Le parcours devient Golgotha. C’est à qui cognera, frappera, mordra au sang les prisonniers, leur arrachera les cheveux. À côté de cela, il se trouve des gens pour solliciter une dernière bénédiction des martyrs, telle cette ouvrière qui tend en pleurant son bébé au père Olivaint.
Le signal du massacre
On fait halte à la mairie de Belleville, sous prétexte de laisser aux condamnés le temps de rédiger leur testament. En réalité, certains officiers fédérés aimeraient épargner les otages, ou conserver une monnaie d’échange et cela, les jusqu’au-boutistes ne le veulent pas. On ramène les prisonniers rue de Belleville. Dans la foule, des femmes exigent qu’on les abatte ici même mais les fédérés préfèrent continuer jusqu’à la cité Vincennes, au 83-85 de la rue Haxo, l’actuelle villa des Otages.
On les pousse dans la cour. Le vieux père Tuffier trébuche et tombe, malgré l’assistance de l’abbé Seigneret, qui s’écroule à son tour. En les voyant à terre, la foule se précipite, s’acharne sur eux à coups de pieds et de poings. On les piétine. Avant de perdre conscience, le séminariste gémit : "Ô mes chers parents..." puis, dans un dernier sursaut : "Je pardonne à mes bourreaux ! Je veux qu’il ne leur soit fait aucun mal !" Ce seront ses derniers mots. Il est achevé d’une balle en plein cœur.
Il supplie qu’on épargne les pères de famille
Encore hésitants, les fédérés ne se décident pas à donner le signal du massacre. Le père Planchat s’approche d’un responsable, supplie qu’on épargne les laïcs, et d’abord les pères de famille. Furieuse, la capitaine Pigère lui décharge son pistolet dessus en criant : "Je vais t’en f…, moi, des pères de famille." Le prêtre n’est que légèrement blessé mais le coup de feu sert de signal et l’on pousse les prisonniers dos au mur, en commençant par les militaires. Le jeu cesse vite d’amuser et, pour le corser, un rigolo suggère "de les tirer au vol, comme des pigeons", en exigeant qu’ils sautent par-dessus un petit muret.
Le père Olivaint regarde l’homme : "Je veux bien mourir pour ma religion mais je tiens à ce que ce soit avec dignité." Comme lui, tous les ecclésiastiques refusent d’obtempérer. Alors, on les abat au petit bonheur la chance, chacun tirant comme à la foire sur qui bon lui semble. Henri Planchat reçoit sept ou huit balles, qui ne le tuent pas. Tombé à genoux, il se redresse, avant qu’un dernier projectile, probablement tiré par la capitaine Pigère, qui se vantera "d’avoir tué treize prêtres", lui fasse éclater le crâne.
Le massacre se poursuit encore une demi-heure. Puis, pour être sûrs d’avoir achevé la besogne, les cadavres sont mitraillés et lardés de coups de baïonnette. On en relèvera quarante-sept sur le corps du père de Bengy. Le lendemain, on les jettera, nus, dans une fosse d’aisance.