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Nous sommes en 1935. L’exposition universelle qui doit se tenir à Paris en mai 1937 se prépare activement. À cette époque, plusieurs verriers, portés par un désir de renouveler l’art du vitrail français ont l’idée de créer des vitraux pour le Pavillon pontifical qui doit être édifié sur la colline du Trocadéro. Mais réaliser de grandes verrières a un coût et, si elles pouvaient habiller une église par la suite, cela serait encore mieux. N'ayant pas froid aux yeux, les artistes imaginent alors que leurs vitraux pourraient prendre place de manière pérenne dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Rien de moins ! À l’initiative de ce projet audacieux, Louis Barillet, un maître-verrier dont les réalisations pour de nombreuses églises de France au lendemain de la Première Guerre mondiale ont assis sa réputation auprès du clergé et des architectes de l’époque. "C'est lui qui va s'adresser directement aux Monuments historiques", précise Bérénice Vallet, auteur d'un passionnant mémoire sur le sujet.
Forts de leur projet, les verriers soumettent donc l'idée au cardinal Verdier, archevêque de Paris, et à la Commission des Monuments historiques dès l'année 1935. Mgr Verdier, qui avait fondé les "Chantiers du cardinal" six ans auparavant dans le but de construire de nouvelles églises autour de Paris, est favorable à l’idée. Quant à la Commission des monuments historiques, si elle est plus frileuse, elle accepte tout de même de procéder à une phase de "test" mais sans prendre d'engagement définitif. Tous ensemble, les acteurs du projet réfléchissent à l’iconographie des nouveaux vitraux qui viendront remplacer les douze verrières blanches de Viollet-le-Duc. "Ils décident que chaque verrier prenne en charge une verrière composée de deux lancettes et d’une rose", explique Bérénice Vallet. Sur les lancettes, des saintes et des saints qui ont marqué l’Histoire de France devront être représentés, l’idée étant de faire Notre-Dame de Paris la cathédrale de la France. Au dessus, chaque rose présentera une phrase du Credo.
Dès 1936, les artistes se mettent rapidement au travail car les vitraux doivent être prêts pour l’Exposition universelle qui commence en mai 1937. Mais avant cela, on décide de procéder à un essai dans la cathédrale. "En février 1937, des maquettes et quatre lancettes sont présentées dans la partie sud de la nef", raconte Bérénice Vallet. Une fois installés, le contraste est frappant. Figuratifs et colorés, les vitraux n’ont plus rien à voir avec ceux de Viollet-le-Duc. À ce déploiement de couleurs s'ajoute une multiplicité de styles. Car les douze verriers ont chacun leur propre "signature" et ceci n'est pas du goût de tout le monde. Au Nord, se dessinent les œuvres de Jacques Le Chevallier, Jacques Gruber, Max Ingrand, Jean Gaudin, Louis Mazetier et Joseph-Jean-Kef Rey. Au Sud, celles de Louis Barillet, Valentine Reyre, Jean Hébert-Stevens, le père Couturier, André Rinuy et Paul Louzier.
Quand la querelle explose
Après cette courte période d’essai, les vitraux sont démontés et présentés à l’exposition universelle de Paris, dans le Pavillon pontifical réalisé par l’architecte Paul Tournon. Le grand public peut alors observer d’un peu plus près ce projet qui ne va pas tarder à cristalliser les débats. À la vue de ces vitraux, l’opinion publique se déchaîne. Certains crient au scandale, s’offusquent de ces couleurs criardes et de ces formes hachées. Pour beaucoup, il est impensable que l’on puisse toucher à un édifice quasi-millénaire. La Sauvegarde de l’Art français, fondée en 1921, publie même une pétition pour contrecarrer le projet : "Nous protestons contre cette profanation. Notre-Dame a déjà souffert, au cours du siècle dernier, de restaurations qui ont affaibli la haute expression de pensée médiévale que le monument avait pour mission de nous transmettre [...] nous affirmons que les tentatives qui peuvent être faites dans notre nouvelle civilisation pour la recherche d’un art moderne, ne saurait avoir de place légitime que dans de nouveaux édifices [...] Nous proclamons la consternation que nous ressentons devant les douze verrières qui s’emparent de la nef de Notre-Dame. Leur vue nous fait mal."
D’autres, rangés du côté des artistes, défendent l’idée que Notre-Dame est une église vivante qui doit faire entrer la modernité dans le respect du passé. "Les artistes qui s’exprimèrent sur le sujet, parmi lesquels Bonnard, Denis, Desvallières, Dufy, Friesz étaient satisfaits de ce traitement moderne qui respectait la tradition du vitrail médiéval et applaudissaient le choix de ces artistes talentueux", explique Bérénice Vallet. Dans une tribune publiée dans le Figaro littéraire en 1938, Maurice Denis, fondateur des Ateliers d’Art sacré et ardent défenseur du projet, écrit : « N’est-il pas évident que ces jeunes se sont inspirés de Chartres, qu’ils n’ont voulu qu’inscrire des formes simples dans une somptueuse mosaïque de verres colorés ? L’essentiel est qu’une parure nouvelle est offerte à Notre-Dame par les verriers d’aujourd’hui et qu’elle y met de la lumière et de la vie : offrande juvénile du présent au passé. Nos cathédrales ne sont vivantes qu’autant que la piété de chaque siècle leur apporte témoignage. Elles ne sont pas les musées d’une époque révolue, ni des pièces d’archéologie. » Quant au cardinal Verdier, qui essuie de nombreuses critiques, il déclare dans une lettre ouverte : "Une cathédrale, surtout lorsqu’il s’agit d’un sanctuaire national comme celle de Paris, n’est ni un tombeau, ni un musée."
Le Pavillon pontifical, qui aurait dû exister six mois, le temps de l’exposition universelle, va se prolonger plus longtemps que prévu dans le cadre du 300e anniversaire du vœu de Louis XIII. Rebaptisé Pavillon marial à cette occasion, il va abriter pendant presque un an les vitraux destinés à Notre-Dame. En 1938, leur grand retour dans la cathédrale sonne enfin et, le 6 janvier 1939, le Comité des monuments historiques vient examiner les vitraux sur place. Quelques remarques sont émises pour tenter d'améliorer l'harmonisation de l'ensemble. Bien que le projet ne soit pas encore validé, on demande aux artistes de reprendre leur travail, parfois presque dans leur totalité. "Le 13 janvier 1939, le projet est finalement adopté à 19 voix contre 4 sous réserve des modifications demandées", précise Bérénice Vallet.
Si la querelle n'est pas estompée, c'est finalement la Seconde Guerre mondiale qui aura raison du projet des douze verrières. Démontées pour être mises à l'abri, elles vont être enfermées dans des caisses et stockées dans les tribunes de la cathédrale. "Après la guerre, le projet n’est plus vraiment d’actualité et la Commission des monuments historiques, qui était peu convaincue, a finalement décidé de confier la réalisation des nouvelles verrières à un seul et unique artiste, Jacques Le Chevallier, afin d’assurer une homogénéité de style", raconte Bérénice Vallet. Après plusieurs propositions, on prend le parti de l’abstraction qui apparaît comme un bon compromis et à l’avantage de ne pas "choquer" le regard. Les nouveaux vitraux sont installés en 1966. Quant à ceux de 1937, qui dorment dans leurs caisses, ils n’ont alors plus aucune utilité... "Sur les douze artistes, sept récupèrent leurs vitraux et les rapportent dans leur atelier. Les cinq autres les laissent dans les tribunes de Notre-Dame", précise Bérénice Vallet.
Des œuvres tombées dans l'oubli
Plus de 80 ans après leur réalisation, les quelques vitraux entreposés à Notre-Dame de Paris sont toujours là, dans l’obscurité, abrités dans des caisses de bois remplies de paille. Un seul, en 2015, a été sorti et restauré afin d'être exposé au grand public. Il se trouve aujourd’hui au Centre du Vitrail de Vendée dans la petite église de Mortagne-sur-Sèvre. Grâce à la ténacité de l’ancien conservateur des antiquités et objets d’art, le vitrail de Louis Mazetier, vendéen de naissance, a pu retrouver la lumière et s’offrir une seconde vie. Les grandes figures de saint Bernard et de sainte Jeanne d’Arc, au-dessus desquelles figure la phrase "je crois au Saint-Esprit", trônent désormais fièrement au cœur de cette petite chapelle qui sert toujours au culte. Les curieux pourront également se rendre à la Cité du Vitrail de Troyes pour y admirer le vitrail de Jacques Le Chevallier, représentant saint Marcel et sainte Geneviève. Au lendemain de la guerre, l’artiste avait rapporté le vitrail dans son atelier. C’est sa petite fille qui l’a conservée précieusement, telle une relique.
Si le sort des vitraux conservés à Notre-Dame demeure incertain, ceux récupérés par les artistes l’est encore plus. Sur les sept, un seul est actuellement localisé. Il s’agit de celui de Jean Hébert-Stevens représentant sainte Radegonde et saint Martin, actuellement entre les mains de son petit-fils qui souhaite le faire restaurer. Contacté par Aleteia, celui-ci a confirmé que le vitrail demeurait bien dans l'atelier parisien de son grand-père, aujourd'hui à l'abandon. Quant aux six autres, ils ne sont, à ce jour, pas localisés. "Au vu des informations livrées par les archives institutionnelles, qui sont assez pauvres puisqu'il ne s'agissait pas d'un projet "officiel", c’est peut-être par le biais des descendants des maîtres verriers et des fonds d’archives des ateliers que nous pourrons en savoir plus sur le sort de ces vitraux" espère Bérénice Vallet.