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Un spectre hante l’Europe, dit-on, et même le monde, tant qu’à faire : celui de la démocratie illibérale, ou du populisme d’extrême-droite — c’est kif-kif désormais. Soit. Il n’est pas question de savoir si la chose est vraie en elle-même, ou si elle relève d’une analyse biaisée et intéressée, ou de craintes compulsionnelles. Il suffit d’observer que, de facto, un certain nombre de responsables ou dirigeants ou militants politiques, quelle que soient leur orientation politique, pratiquent ou promeuvent un exercice du pouvoir qui entend s’imposer entièrement et sans vraies limites au nom du fait qu’ils ont ou auront, sont ou seront la majorité et que, de facto, cela tranche avec les modalités habituellement reçues d’exercice du gouvernement obtenu par élection. C’est dans cette perspective que, pour tenter de cerner cette situation, a été inventé l’expression "démocratie illibérale". Apparue au milieu des années 1990, elle n’obtient un véritable succès qu’à partir du milieu des années 2010, balançant entre usage scientifique chez les politistes et juristes et usage journalistique et militant.
Démocratie et libéralisme
Pour l’historien, l’intéressant est ici que ces réactions aux réalités observées traduisent en fait l’oubli ou l’ignorance d’un phénomène élémentaire : les régimes politiques n’ont jamais été univoques, les mots pour les décrire non plus, et la cristallisation en un sens donné d’un concept a une dimension accidentelle. Ainsi, il n’avait jamais été écrit d’avance que démocratie et libéralisme pussent se rencontrer et s’unir au point qu’un jour leur fusion serait telle qu’on aurait besoin de spécifier qu’une démocratie peut ne pas être libérale. En effet, jusqu’à la fin du XIXe siècle, démocratie et libéralisme sont loin de dire la même réalité politique. La première renvoie aux modalités d’expression de la volonté politique, par le suffrage universel, et à l’impératif d’unanimité politique, imposant aux minoritaires de reconnaître que la majorité a raison parce qu’elle est la majorité et qu’on a accepté la règle que la majorité l’emportait. Le libéralisme renvoie de son côté à l’établissement de la liberté comme réalité politique et pratique sociale, donc à la garantie et à la protection des droits individuels face à la puissance de l’État et aux libertés d’autrui.
S’imposer aux consciences
Articuler ces deux réalités conceptuelles fut quelque peu compliqué, car elles étaient quelque peu antagonistes. Autant le libéralisme considère le désaccord comme non problématique, voire comme bénéfique car alimentant la recherche collective d’une solution pragmatique aux différentes questions politiques se posant, autant la démocratie tend à ne pas accepter cette forme de désunion sociale qu’est l’absence d’accord sur les principes et les valeurs de la vie en société et sur les réponses à apporter aux enjeux concrets de la vie en commun. La nécessaire unanimité politique du corps social qui est l’horizon démocratique n’est pas sans conduire à l’idée qu’il est possible d’aller jusqu’à lui permettre de s’imposer aux consciences et aux actes quels qu’ils soient. C’est donc dire que les libertés individuelles ou collectives pourraient être légitimement contraintes lorsqu’elles sont minoritaires.
Et il y eut bien des formes historiques de cette tendance, s’appuyant sur un suffrage universel instrumentalisé, qu’il s’agisse de l’Équateur catholique de Gabriel Garcia Moreno (1859-1875), du Second Empire de Napoléon III ou du Reich allemand de Otto von Bismarck. Mais l’on pourrait aussi considérer que la IIIe République n’ignora pas ces tendances, en imposant sa volonté par la force de l’État contre certaines libertés (presse, association) au nom de la majorité des suffrages et de la lutte nécessaire contre des projets de régimes non républicains, non libéraux, socialisants ou anarchistes.
Règles non écrites
Cependant, in fine, en Occident, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la démocratie libérale devint une réalité, voire une norme, d’autant plus que, après les années 1920-1930, confrontée aux totalitarismes, elle fut capable d’intégrer en son corpus théorique l’idée qu’elle ne pouvait fonctionner correctement que si l’État assumait l’autolimitation de son pouvoir et que si les forces politiques acceptaient que leurs idées n’étaient pas la vérité mais des propositions soumises à discussion et à relativisation, y compris lorsqu’elles obtiennent la majorité. Cela conduit en fait à faire du libéralisme, c’est-à-dire de la promotion des libertés quelles qu’elles soient, la seule vérité absolue en démocratie libérale, vérité qui doit déterminer l’organisation et le fonctionnement des institutions et guider l’action politique — ce qui est donc le paradoxe d’un régime ne pouvant fonctionner qu’en éliminant l’idée qu’il puisse y avoir une vérité capable d’organiser la société…
Il y aurait ici de quoi s’interroger sur l’utilité de l’oubli ou de la réparation comme nécessité pour la construction d’une nation.
Mais, puisque l’enjeu devient de prendre des décisions argumentées acceptant cependant une forme de relativisation, cela nécessite aussi, et sans que cela ait jamais été explicité, des règles non écrites : la perpétuité du corps politique est une bonne chose qui doit être préservée malgré des désaccords possiblement violents ; les majoritaires ou ceux qui exercent le pouvoir ne cherchent jamais à écraser les minoritaires ou à ignorer les expériences et le savoir de ceux qui sont commandés ; il existe un espace commun de discussion fondé sur un même rapport au réel, les faits ne relevant pas de l’opinion.
Des divergences de plus en plus profondes
Or, c’est actuellement sur cet accord social non écrit qu’il y a des divergences qui paraissent de plus en plus profondes entre les citoyens. C’est notamment le cas sur les raisons qui font qu’une collectivité politique existe et veut continuer à perdurer. C’est peu de dire que ce point est aujourd’hui l’objet de divergences de plus en plus intenses dans nombre de pays, avec des conflits de valeurs et de mémoire qui traduisent une forme de nostalgie ou d’aspiration à l’unanimité ou l’unité absolue ou d’acceptation sans frein de la pulvérulence et de l’individualisme. Il y aurait ici de quoi s’interroger sur l’utilité de l’oubli ou de la réparation comme nécessité pour la construction d’une nation, ou sur les effets dissolvants de la valorisation de la prospérité économique et désagrégeants et communautarisants de la promotion du libéralisme culturel.
Ces divergences se retrouvent aussi sur la question du rapport au réel : la popularisation d’une lecture critique inspirée par les sciences sociales (toute réalité tenue pour naturelle est en fait culturelle) alimente une relativisation croissante et donc une idéologisation exponentielle ; la mauvaise foi et la brutalisation discursive utilisées plus ou moins systématiquement comme instruments politiques entraînent une polarisation des positions ; le rôle des personnalités et tempéraments ayant un rapport élastique ou négateur au réel paraît de plus en plus pesant. Il y aurait ici de quoi s’interroger sur les ratés de la scolarisation de masse censée créer des esprits éclairés, la dynamique inlassable d’une pensée critique ayant du mal à ne pas s’idéologiser et la structuration psychique des individus dans les sociétés libérales avancées.
Un peu de vertu…
Bref, tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, et il n’est pas sûr que cultiver son jardin suffira désormais. Peut-être alors serait-il bon de se souvenir que ce n’est que par le biais d’une fable, celle des abeilles de Bernard Mandeville (1714), qu’on a cru que les vices privés font la prospérité publique, et que la réalité tend malgré tout désormais à montrer qu’ils font aussi le malheur public. Aristote et Rousseau le disaient déjà : un peu de vertu personnelle ne messied pas…
