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Pourquoi la liberté chrétienne n’a pas besoin de démocratie

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Jean Duchesne - published on 15/09/23
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La façon dont l’Église permet et gère les révélations privées permet d’entrevoir comment son pouvoir, qui repose sur la Révélation achevée et actualisée dans la Tradition, ne fait que reconnaître et servir la liberté de Dieu. Car le christianisme ne repose pas sur le consentement de ceux qui acceptent ce qu’il propose, souligne l’essayiste Jean Duchesne, mais sur l’initiative de Dieu lui-même.

La façon dont l’autorité fonctionne dans l’Église est assez déconcertante. Ces temps-ci, on soupçonne le pape d’une part de mijoter une démocratisation anticléricale, notamment en promouvant une "synodalité" qui donne la parole et même du pouvoir (avec droit de vote) à des laïcs censés représenter le peuple. Et d’autre part on dénonce un autoritarisme qui élimine sans explication des titulaires de postes importants et revient sur la tolérance de formes liturgiques anciennes instaurée sous le pontificat précédent. Ce sont là des reproches symétriques et donc opposés. C’est en un sens plutôt rassurant : quand on est accusé de camper à la fois "à gauche" et "à droite", c’est qu’on n’est installé d’aucun des deux côtés. Cependant, cela invite aussi à s’interroger non seulement sur la géographie qui détermine ces repères, mais encore sur l’espace où évoluent le personnage si difficile à situer et l’étrange hiérarchie qu’il préside.

Dieu a déjà tout dit mais est toujours là

Il apparaît d’abord que le christianisme ne repose pas sur le seul consentement de ceux qui acceptent ce qu’il propose, mais sur l’initiative de Dieu lui-même, qui se fait connaître comme lui seul peut le faire et qui intervient même dans l’histoire. Il a envoyé son Fils — son Christ ou Messie — qui a dit et fait tout ce qui était nécessaire aux hommes pour qu’ils rentrent en communion avec lui. Un de ceux qui l’ont le mieux expliqué n’est pas un pape mais un mystique, saint Jean de la Croix, dans La Montée du Carmel :

Dès lors qu’il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, Dieu n'a pas d'autre parole à nous donner. Il nous a tout dit à la fois et d'un seul coup en cette seule Parole [...] ; car ce qu'il disait par parties aux prophètes, il l'a dit tout entier dans son Fils.

La Parole de Dieu faite homme, consignée dans l’Évangile (Mt 28, 18-20), a confié aux apôtres choisis, avec Pierre à leur tête, de continuer sa mission jusqu’à la fin des temps. Les pasteurs comme les brebis du troupeau n’ont-ils alors plus qu’à suivre les instructions ? L’autorévélation de Dieu est achevée et, à part le retour annoncé du Fils, il n’y a rien de nouveau à attendre. Sauf que Dieu reste libre et ne s’est pas "mis aux abonnés absents" quand le Christ est remonté aux cieux (Lc 24, 51 et Ac 1, 9). Il se rend présent au milieu des siens (Mt 18, 20) et il a envoyé aux apôtres l’Esprit (Ac 2, 1-4) qu’il leur avait promis et qui leur rappelle et fait comprendre tout ce qu’il leur a dit (Jn 14, 26).

Face-à-face sans huis clos

Il s’ensuit que, dans le "temps du délai" entre l’achèvement de la Révélation et le retour du Christ, Dieu continue d’intervenir dans l’histoire qui, elle, n’est pas achevée. Il le fait bien sûr par l’intermédiaire des successeurs de Pierre et des apôtres (les évêques) et des prêtres que ceux-ci s’associent, dans les sacrements, dans l’enseignement et dans le gouvernement des communautés. Mais toutes ces institutions ne sont pas une fin en soi et servent à permettre à chacun d’entrer dans un rapport direct, personnel et unique avec Dieu. Le caractère singulier de cette relation ne dépend pas seulement des particularités humaines de l’individu, mais aussi et sans doute plus encore de l’attention spécifique que Dieu porte à celui ou celle-ci. 

Si bien qu’au moins dans sa prière, tout chrétien bénéficie d’une certaine façon de révélations privées, dans la mesure où il a avec Dieu un contact intime et immédiat dans une réciprocité dont il perçoit n’être pas l’initiateur. Les révélations privées se multiplient ainsi sans qu’on y prête attention. En bénéficier est une grâce et trouver les mots pour la partager est un charisme distinct, qui n’est pas accordé automatiquement, mais selon ce que Dieu veut, en se manifestant à tel ou telle pour en atteindre d’autres, puisque tout rapport individuel s’inaugure forcément à travers une chaîne de transmissions par des messagers suscités par Dieu lui-même et n’est jamais un tête-à-tête à huis clos, mais a son rôle irremplaçable dans le Corps du Christ qu’est l’Église (1Co 12, 27), même si ce n’est pas humainement perceptible.

Le public et le privé

C’est ainsi que les clercs qui prennent part au ministère apostolique institué répondent aussi sûrement à une vocation personnelle que celles et ceux qui s’engagent dans la vie consacrée et que les simples baptisés, selon la diversité des dons de l’Esprit saint qui les "distribue comme il le veut, à chacun en particulier" (1Co 12, 11). La mission de l’Église est alors de rendre possible et de promouvoir, à travers son enseignement, le culte et spécialement les sacrements, des révélations privées sans cesse renouvelées, en veillant à ce qu’elles s’inscrivent dans la dynamique de la Révélation publique, achevée et définitive.

Dieu, dont le propre est de pouvoir tout donner sans rien perdre, est libre et offre une communion avec lui, donc à sa liberté.

Cette tâche est nécessaire et pas du tout évidente, car c’est une affaire non pas d’obéissance passive, mais de liberté. En effet Dieu, dont le propre est de pouvoir tout donner sans rien perdre, est libre et offre une communion avec lui, donc à sa liberté. Celui ou celle qui se laisse ainsi interpeller et entraîner goûte (si l’on peut dire) à la liberté. Mais il ou elle peut s’en enivrer et risque d’en abuser, de s’en s’emparer. C’est là que la Révélation publique, formalisée dans les Écritures et actualisée dans la Tradition (c’est-à-dire sa transmission) pour résister aux tentations, sert d’indispensable référence pour évaluer les révélations privées.

Les critères du discernement

Ceux qui s’inquiètent ou s’indignent que la hiérarchie ecclésiale démissionne en se soumettant à ce qui vient anarchiquement d’« en-bas », ou inversement régente et réprime d’« en-haut » sans écouter, auraient intérêt à regarder comment sont gérées les révélations privées qui deviennent publiques parce qu’elles sont extraordinaires : visions, apparitions et miracles sont des tests pour le magistère, car leur message revendique quelque autorité.

L’Église n’exclut pas a priori d’être ainsi en quelque sorte court-circuitée par Dieu : elle sait qu’il reste libre et actif sans jamais se renier. Pour décider si les faits sont surnaturels ou non, elle ne tranche pas elle-même, mais s’en remet aux scientifiques. Et elle n’y reconnaît une intervention divine que sur trois autres critères, qui sont d’ailleurs suffisants même s’il n’y a pas de phénomène inexplicable : conformité à la Révélation achevée et à la Tradition ; fruits portés en conversions, piété, charité, vocations, etc. ; équilibre psychique, sincérité et désintéressement des bénéficiaires et divulgateurs de ces révélations privées.

Aussi souple que ferme

Le bilan historique est éclairant. Les prodiges reconnus, suscitant un culte dûment validé et même encouragé, sont relativement rares, et les réprobations ne sont pas plus nombreuses. Les jugements ne sont rendus qu’au terme de longues et minutieuses enquêtes. Dans la grande majorité des cas, statistiquement, l’Église permet aux dévotions locales ou populaires, dont elle n’a pas l’initiative, de se développer et de "faire leurs preuves". De toute façon, elle n’oblige jamais à croire à ces suppléments à la Révélation indépassable qui lui est confiée. Elle est seulement obligée de mettre les fidèles en garde si de soi-disant compléments s’avèrent mutiler la foi ou prétendent y ajouter, et alors elle ne se dérobe pas. Il est difficile d’être en même temps aussi souple et aussi ferme. Ce qui rend sérieusement inadéquat de prêter au pape un pouvoir absolu ou de penser la liberté du chrétien en termes de démocratie.

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