Le pouvoir n’a pas bonne réputation. Déjà en 1964, dans ses "notes et maximes" à ce sujet, qui était aussi le titre du livre, Maurice Druon relevait qu’«on ne rencontre guère, pour se déclarer satisfaits du pouvoir, que ceux qui y participent". Ce mécontentement n’est pas étonnant : le pouvoir suppose une force qui peut toujours déraper en violence. Celui qui détient et exerce du pouvoir dispose de possibilités et donc de libertés que les autres n’ont pas, ce qui les contraint à subir, obéir et dépendre. Il est clair toutefois que l’égalité parfaite entre tous dans l’autonomie de chacun est une pure chimère. Si bien que le pouvoir, quelques sentiments qu’il inspire, mérite une réflexion, au sein de la société, mais aussi de l’Église.
Une fatalité ?
Que les puissants soient suspects n’est pas nouveau. Déjà au Ve siècle avant notre ère, l’historien grec Hérodote prévenait : "Donnez tout pouvoir à l'homme le plus vertueux qui soit, et vous le verrez bientôt changer d'attitude." Platon rapporte peu après la même opinion dans le Gorgias : "La plupart des hommes au pouvoir deviennent des méchants." À la Renaissance, Machiavel le confirme dans Le Prince : "Il est nécessaire au souverain qui se veut conserver qu'il apprenne à pouvoir n'être pas bon", et encore, au temps des Lumières, Montesquieu dans L’Esprit des lois : "C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser." Dans le contexte du stalinisme, Mikhaïl Boulgakov avance dans Le Maître et Marguerite : "Tout pouvoir est une violence exercée sur les gens."
Ce serait donc comme une fatalité. "Le pouvoir, tel une ravageuse pestilence, pollue tout ce qu’il touche", assure le révolté romantique anglais Shelley dans son poème philosophique La Reine Mab. Montherlant fait dire dans Le Cardinal d’Espagne : "Il n’y a pas le pouvoir ; il y a l’abus de pouvoir, rien d’autre." Ce qui est confirmé par Malraux dans La Voie royale : "Le pouvoir doit se définir par la possibilité d’en abuser." Pourquoi alors, avec une aussi mauvaise presse, excite-t-il toujours tant de convoitises ? Parce que c’est "l’aphrodisiaque suprême", a confié Henry Kissinger en 1976 au journal britannique The Guardian.
Des abus nécessaires ?
Cette malédiction n’est cependant pas inexplicable. Si le "prince" se montre "méchant" ou ne répond pas aux attentes de tous, ce n’est pas parce qu’il serait différent et pire, mais parce que les autres ne valent guère mieux. Son mérite, quelle que soit la violence dont il use, est alors de les empêcher de s’entretuer. C’est la thèse de Thomas Hobbes, philosophe anglais contemporain de Descartes, dans son Léviathan : "Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre — la guerre de chacun contre chacun."
Le réalisme pessimiste ou cynique des citations ci-dessus est fondé sur l’observation, la vision de l’humanité qui en découle, et aussi sur des frustrations personnelle et parfois une proximité, voire un exercice du pouvoir : ainsi chez Kissinger (secrétaire d’État américain) ou chez Malraux et Druon, qui furent l’un et l’autre ministres (de la culture). Un expert comme Clemenceau écrivit en 1895 dans La Mêlée sociale, alors que sa carrière attendait de rebondir, que "gouverner, c'est tendre jusqu'à les casser tous les ressorts du pouvoir".
D’«en-haut» et d’«en-bas»
Comme néanmoins nécessité fait loi, on a voulu justifier moins mal le pouvoir. D’abord en relevant que l’altruisme et la responsabilité ne peuvent pas s’en passer totalement. Et puis en le sacralisant comme venu d’«en-haut" — du ciel, des dieux, de quelque force supérieure et surnaturelle. Le christianisme n’a pas remis en cause cette idée. Jésus lui-même n’a pas contesté les prérogatives de Pilate (Jn 19, 11) et saint Paul prône l’obéissance aux autorités civiles (Rm 13, 1-2). Pourtant, l’Évangile a en même temps valorisé une conception paradoxale du pouvoir, en le définissant par le service et non la domination (Mt 20, 26-27 et parallèles synoptiques ; Jn 13, 13-14). Mais inversement, le Christ a doté ceux qu’il avait choisis (et pas les autres) des pouvoirs qu’il avait lui-même reçus (Mt 28, 18).
Comme tout cela ne va pas de soi, on a cherché et trouvé des solutions empiriques. L’une a été la moralisation du pouvoir.
: l’autocrate doit rester soumis à l’ordre transcendant qui s’est manifesté en l’investissant, ou aux normes sinon de la justice, au moins de l’équité et du droit qui exclut l’arbitraire. On s’est aussi aperçu que le pouvoir est divisible, et que des contre-pouvoirs pouvaient être institués. C’est l’idée de Montesquieu : "Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir." Et c’est la règle du consentement obtenu d’une majorité des gouvernés : la démocratie où le pouvoir est toujours critiqué, provisoire et censé venir du "bas" variable au lieu d’un "haut" immuable.
Savoir pour pouvoir
Mais un peu avant Hobbes, dans des Meditationes sacræ, un autre Anglais, Sir Francis Bacon, a souligné que "le pouvoir, c’est la connaissance". De fait, savoir donne des moyens d’agir et pas seulement de réagir, de former une vision et des projets en discernant les fonctionnements dans la durée. L’ennui est que la rationalité ainsi élaborée est tentée d’assujettir et refaçonner les réalités par la contrainte, ce qui a donné les idéologies du XXe siècle : le pouvoir total au nom d’une science totale, avec des résultats atroces. Lord Acton, chantre du libéralisme catholique à l’ère victorienne, a bien saisi dès 1887 dans une lettre à un évêque anglican que "le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument".
Les totalitarismes ont cependant compris que la force brutale donne le pouvoir sur les choses et les corps, mais pas sur les esprits, et que ceux-ci sont contrôlables par des discours et du spectacle. George Orwell a montré dans 1984 que réécrire l’histoire prive le présent de références dans le passé, et qu’appauvrir la langue sous prétexte de la simplifier rend les pensées contestataires impossibles à formuler et donc à répandre. Les démocraties fondées sur la liberté d’expression peinent à contenir les émules (conscients ou non) de Big Brother.
La puissance qui ne s’impose pas mais s’expose
La puissance du verbe ne devrait pas surprendre les chrétiens. C’est par sa parole que Dieu crée. Et si son Fils fait homme a eu et garde un impact singulier dans l’histoire, c’est grâce à ce qu’il a annoncé et raconté, grâce aussi aux prophéties qui rendaient son discours intelligible, car ce qu’il a visiblement accompli et subi n’aurait pas suffi : il y a eu quantité d’autres gourous, thaumaturges et martyrs, et sa résurrection à elle seule est incroyable, comme le vérifie saint Paul sur l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 30-33).
Le pouvoir qu’a Dieu tel qu’il se manifeste est déconcertant. D’abord, il n’a pas besoin de se faire respecter ni de se protéger. On peut donc — sans qu’il y soit indifférent ni s’en trouve vaincu ! — l’ignorer, le nier et tenter de l’éliminer. C’est en ce sens entre autres que sa puissance s’avère infinie. Ensuite, il ne s’impose pas mais s’expose — sans défense ! — en se révélant à Israël, puis en envoyant son Fils partager jusqu’à la mort la condition humaine afin d’y rendre possible d’avoir part à sa liberté, à sa "puissance [qui] donne toute sa mesure dans la faiblesse" (2 Co 12, 9). Nul n’a bien sûr les moyens de s’attribuer une telle force. Mais l’aide de l’Esprit qui est Dieu, reçu par les apôtres à la Pentecôte pour qu’ils le transmettent, reste disponible à ceux qui l’accueillent en en redemandant — et non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour ceux qui ont quelque responsabilité en ce monde.