Dans le petit jeu du "Elle a dit, il a dit", qui rythme désormais l’actualité "politique" de notre pays, le différend entre Élisabeth Borne et Emmanuel Macron sur la meilleure manière de combattre le Rassemblement national n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Pour le Premier ministre, il est important de rappeler que le parti de Marine Le Pen est "l’héritier de Pétain" — pas seulement pour la fête des mères — et qu’il porte toujours une "idéologie dangereuse". Pour le Président, au contraire, "le combat contre l'extrême-droite ne passe plus par des arguments moraux" : "Il faut décrédibiliser" le RN "par le fond et les incohérences", plutôt que par des "mots des années 1990 qui ne fonctionnent plus". À l’évidence, comme en toute chose, le Président tient à montrer qu’il est jeune et moderne, au risque de se montrer discourtois avec une femme de 15 ans de plus que lui. Il est vrai qu’au début des années 1990, Élisabeth Borne travaillait déjà au ministère de l’Éducation nationale, tandis que son Président en était encore aux élections de délégués de classe.
La morale ou le réel
Comme souvent, beaucoup se sont contentés d’analyser le duel sans s’intéresser à son objet : il y aurait "de l’eau dans le gaz" au sommet de l’exécutif, les jours de Élisabeth Borne à Matignon seraient comptés, elle ne passerait pas l’été et pourrait même partir en vacances avant tout le monde. D’autres ont tout de même tenté de départager les adversaires et défendu l’ancienne ou la nouvelle méthode. Le Monde, de son côté, s’est empressé de donner raison aux deux, arguant qu’il ne faut négliger aucune arme contre les partisans de Vichy. Malgré leurs divergences, tous ces commentateurs ont un point commun : ils ont omis de s’interroger sur le bien-fondé de l’opposition elle-même, restant tous dans le cadre de l’évidence supposée des termes utilisés.
Est-il pourtant légitime de faire comme s’il y avait d’un côté le domaine de la morale et de l’autre "le fond", pour ne pas dire le réel ? Peut-être Emmanuel Macron ne visait-il que les imprécations éculées et les anathèmes ressassés depuis trente ans. Son évocation des "mots des années 1990 qui ne fonctionnent plus" le laisse penser. Lui, élu deux fois de suite dans la posture du "dernier rempart contre l’extrême-droite", entendait sans doute rappeler qu’il avait, notamment entre les deux tours de deux présidentielles, terrassé la bête immonde en mettant en avant des "incohérences" de programme.
Est-ce que ça marche ?
Bien des raisons, en outre, rendent légitime de refuser ce que Nietzsche appelait la "moraline", leçon de morale perpétuelle, visant surtout à dresser la liste des infréquentables exclus du "vivre-ensemble" , comme "réactionnaire", "pétainistes-collabos-vichystes", "nostalgiques", "populistes", "complotistes", "crânes-raséistes" et autres "années-trentistes" Bref, ras le bol du Ras l’front, soit. Le rejet des "arguments moraux", toutefois, est symptomatique d’un discrédit global de la morale. L’adjectif "moral" annule immédiatement l’argument (qui, par le recours à Pétain, se voulait d’ailleurs plutôt historique). Tout indique que le mot est devenu systématiquement péjoratif, même en dehors des expressions « leçon de morale » ou "faire la morale". Dans le cas de l’adjectif, les dérivés "moralisateur" ou "moralisant" sont pourtant censés permettre de distinguer l’original de ses contrefaçons mièvres, infantilisantes et abêtissantes. Et "sectaire" ou "idéologique" permettent en principe de désigner d’autres contrefaçons plus brutales.
Entre combattre sans morale et combattre la morale, il n’y a parfois qu’un pas.
À l’horizon de l’opposition d’Emmanuel Macron entre "les arguments moraux" et "le fond", on devine l’idée que la morale relèverait de l’idéal théorique fumeux, alors que la politique affronterait la réalité et serait par conséquent chose plus sérieuse. Entre combattre sans morale et combattre la morale, il n’y a parfois qu’un pas. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le Président emploie le verbe "fonctionner" pour parler des mots, dans une vision utilitariste du langage. Vrai ou faux ? Bien ou mal ? Justes ou injustes ? Ces questions semblent manifestement périmées, toutes remplacées par "est-ce que ça marche ?", qui est la négation de la politique autant que de la morale.
Que dois-je faire ?
Faut-il rappeler la façon dont Kant définissait la morale dans un célèbre passage de la Logique : "Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite se ramène aux questions suivantes : 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m’est-il permis d’espérer ? 4. Qu’est-ce que l’homme ? À la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie." Que dois-je faire ? Voilà une question, aussi morale que politique, qu’un Président a tout intérêt à ne réserver ni aux années quatre-vingt-dix, ni au combat contre le Rassemblement national.