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Alors que beaucoup dans l’Église ne rêvent que de réformes, sinon de révolutions, ceci de la base à la hiérarchie, que la mode contemporaine est toujours dans la fuite en avant et presque jamais dans une sage disposition à faire le guet du haut d’une tour qui embrasse les horizons et qui permet de ne pas se croire les maîtres du monde, il serait sage et judicieux de se souvenir que l’histoire de cette Église n’est pas riche grâce à ceux qui ont voulu la violenter, mais grâce à ceux qui se sont donnés à Elle, au prix parfois des sacrifices les plus absolus. La situation actuelle, préoccupante, invite à prendre distance par rapport à tous les enthousiasmes désordonnés et manipulateurs, à garder la tête froide face à ceux qui désirent déraciner, détruire, transformer pour correspondre aux critères mondains. Pour ce faire, il est bon de puiser dans le trésor de sainteté de cette Église mise à mal parfois même par ses pasteurs.
La colère de Luther
Georges Bernanos, vers 1943, alors au Brésil, projeta d’écrire un livre sur Luther, mais le début de la guerre mondiale l’empêcha de mener à bien ce projet qui ne nous lègue que quelques pages de feu. Déjà, dans le Journal d’un curé de campagne, il avait abordé le mystère de ce personnage, ceci dans une conversation entre le curé de Torcy et le simple prêtre d’Ambricourt. Le premier confie au second :
Enfin, j’ai eu mes embêtements, moi aussi... Tiens, à ce moment-là, j’ai compris Luther. Il avait du tempérament, lui aussi. Et dans sa fosse à moines d’Erfurt, sûrement que la faim et la soif de la justice le dévoraient. Mais le bon Dieu n’aime pas qu’on touche à sa justice, et sa colère est un peu trop forte pour nous, pauvres diables. Elle nous saoule, elle nous rend pires que des brutes. Alors, après avoir fait trembler les cardinaux, ce vieux Luther a fini par porter son foin à la mangeoire des princes allemands, une jolie bande... Regarde le portrait qu’on a fait de lui sur son lit de mort... Personne ne reconnaîtrait l’ancien moine dans ce bonhomme ventru, avec une grosse lippe. Même juste en principe, sa colère l’avait empoisonné petit à petit ; elle était tournée en mauvaise graisse, voilà tout.
Et il avoue prier pour le salut de l’âme de Luther. Beaucoup, au cours des siècles, ont pu être scandalisés par les dérives ecclésiastiques, par les imperfections de la justice et des règles imposées. Ils peuvent l’être encore et rêver d’une Église à leur mesure, mais, dans ce cas, leur sort sera également de faire de la mauvaise graisse et de mourir dans la colère et l’orgueil. L’ambition, le ressentiment, le désir d’imposer ses opinions ne produisent jamais de bons fruits. Quant à ceux qui imaginent un état de perfection et de pureté à l’abri de toute critique, ils vivent dans l’illusion et nient la réalité.
Les vrais réformateurs n’ont jamais été les justiciers qui cassent et brûlent mais les saints qui pratiquent de façon héroïque les vertus.
Les vrais réformateurs n’ont jamais été les justiciers qui cassent et brûlent mais les saints qui pratiquent de façon héroïque les vertus que ceux qui en sont les gardiens ne respectent pas forcément. Saint François d’Assise, tout aussi révolté au départ par les défauts des hommes de Dieu, ne sombra pas dans la revanche et la soif de faire table rase ou d’adapter les lois selon la mode du temps. Il choisit d’épouser pour lui-même l’exact opposé de ce qui attirait ses contemporains : la pauvreté, l’abaissement, l’humilité, la charité. Et, ainsi, il ne fit pas de mauvaise graisse mais fondit à vue d’œil sous l’éclat de la lumière retrouvée par ce renoncement.
Dénoncer ou racheter la médiocrité ?
Dénoncer la médiocrité ou prétendre épouser son époque ne sont jamais des arguments qui penchent en faveur de ceux qui mettent en branle un travail de sape et qui insinuent le doute dans l’esprit de beaucoup, plus simples, moins retors. Bernanos prévient :
« S’il est vrai que le Christ continue de se révéler au monde à chaque moment de nos jours et de nos nuits, on ne peut évidemment supposer que cette immense infiltration du Divin puisse se faire par les méthodes en usage à l’Institut Rockfeller, et grâce auxquelles un personnel rigoureusement sélectionné initie à l’hygiène les populations tropicales. Je veux dire que la grande entreprise divine ne saurait être très compromise par la médiocrité de ses instruments. Cette médiocrité n’y est pas seulement corrigée, compensée, elle s’y trouve peut-être absorbée comme une matière inerte, introduite dans le corps vivant, devient du sang et de la lymphe, devient elle-même vivante » (Frère Martin, publié dans Esprit n°183, octobre 1951).
François d’Assise a accepté que cette médiocrité soit absorbée par le corps tout entier et il l’a rachetée en l’éliminant de sa propre vie. Luther s’est braqué sur elle et elle l’a dévoré car il n’a pas cherché à l’extirper radicalement de son existence, obsédé qu’il était à la poursuivre chez les autres et dans la hiérarchie. Georges Bernanos poursuit :
À l’intérieur de l’Église, la médiocrité ne détruit peut-être que le médiocre, qui ainsi se digérerait lui-même, comme un estomac mis à vif par l’ulcère. On sait que les sucs gastriques, finalement mortels pour l’ulcéreux, n’en sont pas moins indispensables à la digestion de l’homme normal. Dans quelle mesure la médiocrité dont je parle — et qu’un observateur étranger à notre foi distingue malaisément des autres formes de médiocrité, alors qu’elle constitue, je puis l’affirmer, une espèce à part — se trouve-t-elle mystérieusement liée à la sainteté, ne serait-ce que par le défi qu’elle lui porte ?
Souffrir par l’Église
Le remède n’est point dans la révolte ou dans des projets de changements mettant au rebus le passé, mais dans la conformité au Maître cloué sur la Croix. Cet étonnant dominicain, Humbert Clérissac, qui dirigea notamment les Maritain et Psichari, marqua profondément Bernanos par cette affirmation souvent répétée : "Cela n’est rien de souffrir pour l’Église, il faut avoir souffert par Elle." Et si cette souffrance débouche sur la haine, l’amertume, le désir de revanche, alors elle est un poison au lieu d’être un élixir de renouveau. Saint François a souffert pour et par l’Église et a transformé cette épreuve en conformité avec le sacrifice du Christ, étant couronné par une identification totale au Sauveur lorsqu’il fut stigmatisé. Prétendre vouloir réformer est la direction exactement opposée, celle de Luther et tous les hérétiques avec lui, ceux du passé et ceux du présent. Georges Bernanos écrit :
Qui prétend réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais finit infailliblement par se trouver hors de l’Église. Je dis qu’il se trouve hors de l’Église avant que personne ait pris la peine de l’en exclure, je dis qu’il s’en exclut lui-même, par une sorte de fatalité tragique. Il en renonce l’esprit, il en renonce les dogmes, il en devient l’ennemi presque à son insu, et s’il tente de revenir en arrière, chaque pas l’en écarte davantage, il semble que sa bonne volonté elle-même soit maudite. C’est là, je le répète, un fait d’expérience, que chacun peut vérifier s’il prend seulement la peine d’étudier la vie des hérésiarques grands ou petits. ON NE RÉFORME L’ÉGLISE QU’EN SOUFFRANT POUR ELLE, ON NE RÉFORME L’ÉGLISE VISIBLE QU’EN SOUFFRANT POUR L’ÉGLISE INVISIBLE. On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques.
Guérir l’Église dans la douceur et la vérité
D’où sa conclusion que l’Église n’a pas besoin de réformateurs, mais de saints. Ces derniers, par leurs vertus, se transforment et transforment dans la douceur et la vérité ceux qui les approchent, et parfois guérissent l’Église si Elle est blessée. Les réformateurs utilisent des marteaux, des pics, des couperets et des clous, ou bien utilisent les idéologies du moment pour atteindre leur but qui n’est jamais pour la protection et la croissance du Corps du Christ. Il faut se méfier de ceux qui promettent des lendemains qui chantent en se prostituant au monde et en rejetant le trésor dont ils ont hérité.