Une des énigmes insolubles que rencontre une foi un peu curieuse est la trentaine d’années entre la naissance du Christ à Bethléem et son baptême dans le Jourdain, marquant le début de sa "vie publique". Deux seulement (Matthieu et Luc) des quatre évangélistes rapportent, chacun pour sa part, la Nativité, avec les épisodes qui précèdent (ascendance et songes de Joseph, Annonciation, Visitation et Jean le Précurseur) et qui s’ensuivent (rois mages, circoncision et présentation au Temple, massacre des innocents, fuite en Égypte, etc.). Seul Luc (2, 39-51) relate une péripétie sans lendemain, survenue aux deux cinquièmes de ce long entracte : Jésus échappant à ses parents pour discuter à 12 ans avec les docteurs de la Loi à Jérusalem, puis retournant à Nazareth en fils redevenu obéissant et tout à fait ordinaire.
Quand Jésus commence à se faire remarquer
Il est remarquable que le Christ ne prend pas unilatéralement l’initiative d’inaugurer sa mission, mais qu’il est annoncé, reconnu et désigné par Jean son cousin, puis, lorsque celui-ci le baptise alors qu’il n’en est pourtant pas besoin, de façon vraiment exceptionnelle par Dieu le Père en personne qui se fait entendre (cela n’arrivera plus qu’une fois, à la Transfiguration : Mt 17, 1-9 ; Mc 9, 2-9 ; Lc 9,28-36) et même par l’Esprit saint qui là se rend visible (et ne recommencera plus). Les quatre évangélistes sont unanimes là-dessus : Mt 3,16 ; Mc 1, 10 ; Lc 3, 22 ; Jn 1, 32. De plus, Jésus ne se met pas aussitôt à recruter des disciples : les deux premiers quittent d’eux-mêmes le Baptiste pour le suivre ; il ne les repousse pas et ils vont à leur tour attirer d’autres, tandis que c’est peu à peu seulement que lui-même appelle tel ou tel (Jn 1, 35-47) jusqu’à instituer les Douze (Mt 10, 1-4 ; Mc 3, 13-19 ; Lc 6, 13-16).
Il faut encore noter qu’il n’inaugure pas sa prédication sans d’abord disparaître au désert et y affronter le Tentateur (Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 12 ; Lc 4, 1-13), et qu’il n’accomplit son premier miracle qu’avec réticence aux noces de Cana (Jn 2, 1-11). Il est aussi fréquent (mais non systématique) qu’il interdise la publicité sur les guérisons et prodiges qu’il opère (ainsi, rien que chez Marc : 1, 44 ; 5, 43 ; 7, 36 ; 8, 26 et 30 ; 9, 9). Il fait taire même les démons qu’il chasse et qui discernent immédiatement qui il est (Mc 1, 25 ; 1, 34 ; 3, 12). Il ressort de tout ceci que ce qui, du Christ, échappe au regard et à la connaissance n’est pas négligeable ni vide, et que sa "vie cachée" a une valeur exemplaire, même si elle nous demeure opaque.
Dieu caché – ou qui se cache
Que cette discrétion fasse difficulté n’est pas douteux. Jésus le vérifie lorsqu’à Nazareth où il est né et où on l’a vu grandir, il déclare dans la synagogue qu’en lui à cet instant se réalise une prophétie d’Isaïe (61, 1-2) : "L’Esprit du Seigneur est sur moi." Il doit s’esquiver pour échapper au lynchage (Lc 4, 14-30). Même chose à Jérusalem quand il soutient exister avant Abraham (Jn 8, 31-59) : ces prétentions sont jugées irrecevables et donc ignorables. Mais si Dieu est libre de se manifester au sein de sa création qui ne peut le contenir, il ne se laisse pas saisir, ne s’impose jamais et offre au contraire d’avoir part à sa liberté qui s’épanouit dans le don et la désappropriation, y compris de soi-même. Sa présence active est ainsi toujours au moins pour une part "cachée" et ainsi ignorée, si effective et efficace qu’elle soit.
La croissance obscure de Jésus à Nazareth ne cache au fond pas tellement plus de ce qu’en vérité il est et fait que lorsqu’il s’enfuit et s’esseule parce qu’on veut le faire roi après qu’il a nourri des foules (Jn 6, 15). De même, il monte à Jérusalem "sans se faire voir" (Jn 7, 10) et s’isole pour prier (Mt 14, 23 ; Mc 1, 35 ; Lc 5, 16 et 6, 12). Certes, lorsque son discours est mal reçu (Jn 6, 66) ou que, dans sa Passion, il est condamné et exécuté comme blasphémateur et agitateur, il n’esquive plus du tout. Mais cela veut dire que, quand il ne reste pas discret en attendant "son heure" (Jn 7, 6 et 30 ; 8, 20), ou quand il ne se soustrait pas aux méprises, il est refoulé, rejeté, éliminé du paysage. Tout cela est formulé d’avance par Isaïe (encore lui – ici 45, 15) : "Vraiment, tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur !"
Changer de vie ne se voit pas forcément
Les quelque trente ans de "vie cachée" de Jésus à Nazareth ne sont donc pas totalement décalés par rapport aux us et coutumes de Dieu tels qu’ils se découvrent par ailleurs. C’est même, jusqu’à un certain point, un modèle pour tout chrétien sincère mais conscient de n’être pas appelé à monter sous le feu des projecteurs. Il ne s’agit pas de reproduire l’existence quotidienne des juifs pieux d’une bourgade de Galilée il y a 2.000 ans, telle qu’historiens et archéologues peuvent la reconstituer. Car si imiter Jésus, c’est bien "changer de vie", la transformation est d’abord intérieure, au niveau du cœur selon la Bible, et c’est pourquoi, bien qu’il y ait nécessairement des retombées concrètes, cela reste au moins en partie "caché".
Il importe de ne pas confondre la vie chrétienne "cachée" avec celle du "chrétien anonyme".
Mais, sauf vocation particulière (sacerdoce, consécration, mission…), persévérer après la décision d’emboîter le pas au Christ n’exige pas de sortir de l’ordinaire contemporain. Le "devoir d’état" (engagements familiaux, professionnels, sociaux…) n’est pas aboli. La foi peut alors paraître, la plupart du temps, ne faire pratiquement pas de différence notable. Et c’est exactement ce qui arrive à la Sainte Famille, pourtant en indubitable communion avec Dieu, si bien que se trouver dans une situation analogue ne devrait pas inquiéter.
Caché mais pas inconscient
Il importe néanmoins de ne pas confondre la vie chrétienne "cachée" avec celle du "chrétien anonyme". Selon la définition avancée à l’époque de Vatican II par le théologien allemand Karl Rahner et immédiatement critiquée, c’est quelqu’un qui serait chrétien à son insu, puisque son ouverture spirituelle et ses vertus morales l’entraînent à faire la volonté du seul vrai Dieu, que pourtant il ignore. Cette thèse a pu inspirer, dans les textes conciliaires, le respect des autres religions et même de l’honnêteté "laïque". Mais il est clair que Jésus, pendant sa "vie cachée" à Nazareth, ne se contente pas de normes éthiques plus ou moins universelles, d’une religiosité "naturelle", ni des formalismes du judaïsme ambiant.
S’il y a forcément du "caché" dans la vie chrétienne, parce que Dieu lui-même échappe aux yeux de chair, ce n’est qu’un aspect et une étape, comme ce fut le cas pour le Christ lui-même avant sa "vie publique". Il a lui-même dit qu’«il n’est rien de caché qui ne doive être manifesté" (Mt 10, 26 ; Mc 4, 22 ; Lc 8, 17 et 12, 2).
Dès « maintenant », sans attendre « l’heure de notre mort »
La vie chrétienne "cachée" consiste ainsi à attendre son "heure", à l’instar de Jésus qui, lorsqu’elle vient, ne se dérobe plus (Jn 12, 23-28 ; 13, 1 ; 17, 1). C’est alors, à travers sa fin lamentable et son "relèvement d’entre les morts", la révélation (apocalypse en grec) de sa gloire — non pas au "monde", mais à celles et ceux auxquels il fraie le chemin afin qu’ils y entrent en entraînant d’autres. La "vie cachée" de tout baptisé est dès lors, dans le temps où s’insère son histoire personnelle, tendue vers son moment de vérité face au Père.
Ce moment est imprévisible. Seule la Providence divine en dispose. Certes on sait que "l’heure de la mort" peut être décisive. Mais seule une sainteté cultivée dans le cœur depuis l’éveil à la foi et à travers les épreuves permet de tenir jusqu’au bout, et remédier si besoin à la paralysie de la volonté dans l’agonie. C’est pourquoi nous demandons à la Vierge Marie de "prier pour nous" dès "maintenant", sans nous oublier jusqu’à "l’heure de notre mort". Nous pouvons être assurés qu’elle sait d’expérience quelle communion à Dieu et à son œuvre peut se cacher dans une vie sans dimension publique.