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Un ami charitable me suggère que je vis dans un monde qui n’existe plus. Je le croirais volontiers si d’autres amis charitables ne m’avaient dit la même chose il y a quarante ans. Débarqué à Paris depuis ma campagne pendant les années soixante-dix, étudiant solitaire et mal fagoté, assidu à la messe de sept heures et demi de Saint-Germain-des-Prés et à l’assemblée de prière que Pierre Goursat commençait à réunir le jeudi soir dans la crypte de Saint-Sulpice, je ne me sentais chez moi nulle part. Mes condisciples estimaient que j’étais le garçon d’une autre époque.
Il n’existait guère de groupes d’étudiants à la fois fervents et adaptés au monde comme on en trouve aujourd’hui. Il fallait se débrouiller seul. Les aumôneries étaient aux mains de jésuites d’avant-garde qui n’en finissaient pas de rejouer mai 1968. Le Renouveau charismatique naissait à peine. Les paroisses traditionnelles, dans lesquelles la liturgie était d’une laideur triomphante, se vidaient à toute vitesse.
J’étais un égaré
D’ailleurs la laideur avait le vent en poupe à Paris : les coupes de cheveux, les pulls à col roulés, les montures de lunette à la Maurice Clavel, les pantalons pattes d’éléphant, et surtout ces affreuses voitures appelées Renault 12 ou GS Citroën qui se garaient partout, y compris sur l’esplanade du Louvre, tout semblait se livrer à un concours d’horreur. Je le disais ouvertement, et donc on me trouvait égaré dans le monde moderne. Sans doute avait-on raison, j’étais égaré.
Nos croix sont des lieux d’exil.
Pour autant, j’aurai été un égaré accommodant. J’ai fait ce que le siècle me demandait, sans y croire plus qu’il ne fallait, mais sans mégoter. J’ai joué le jeu, comme on joue un jeu. J’ai décidé d’aimer ce monde-là, parce que je pensais que dans la vie, il vaut mieux aimer que ne pas aimer. Je n’ai pas donné le change : j’ai aimé ce monde-là pour de vrai. J’ai travaillé pour de vrai. J'ai accompli le rite. Mais je n’ai jamais réussi à oublier que la vie était ailleurs. Non pas dans un monde qui n'existe plus, mais dans un monde qui n'existe pas encore et qui nous attend.
Le Christ est né à la campagne
Nous autres chrétiens ne pouvons-nous empêcher de songer que le monde urbain qui nous entoure a des allures de simulacre. Le Christ est né à la campagne. Il a arpenté la nature à pieds, dormi dehors, mangé du poisson grillé au bord d’un lac. Ressuscité, il précéda ses disciples en Galilée. Il n’est monté à la grand ville que pour y mourir. "Il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem" : cette parole mystérieuse est un avertissement à toutes les métropoles. Nous aussi, nous allons à la ville pour y mourir. Quand on les sonde, quatre Français sur cinq affirment qu'ils désirent finir leurs jours chez eux. Et cependant quatre Français sur cinq meurent à l'hôpital, temple de la solitude collective, de la souffrance et de la modernité technique, ville absolue.
Nos croix sont des lieux d’exil. Nous ne les choisissons pas, et c’est pour cela qu’elles sont des croix. Dieu seul connaît le jour et l’heure où enfin nous en descendrons. À force de lire et de réfléchir, nous voyons disparaître tant d’hommes de notre âge que nous nous sentons comme des survivants inutiles. Mais il existe un autre monde, et la tristesse que nous éprouvons devient une sorte de paix.