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Les lectures de la messe d’ouverture du carême, le mercredi des cendres ne semblent pas particulièrement triste : "Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu… parfume-toi la tête et lave-toi le visage…" (Mt 6, 1-18). "Sonnez du cor dans Sion, prescrivez un jeûne sacré, annoncez une fête solennelle…" (Jl 2, 12-18). Serions-nous invités à renoncer à ces "faces de carême" qu’adoptent les chrétiens sérieux pour montrer aux autres avec quel zèle ils comptent se repentir ? N’est-ce pas le propos de l’évangile de Matthieu de nous mettre en garde contre la tentation de paraître ? Paraître généreux : quand tu fais l’aumône… Paraître spirituel : quand tu pries… Paraître mortifié : quand tu jeûnes… Pour réagir à cette invitation, n’est-ce pas de la joie que nous devons laisser monter en nous ? La joie a-t-elle sa place dans une vie chrétienne sérieuse, pourrait-elle être l’un des objectifs du carême de cette année ?
Le point de vue des moines
Le patriarche des moines d’Occident, saint Benoît ne parle de la joie que deux fois dans sa Règle. Une fois dans le chapitre De l’humilité : "Ceux qu’anime l’espoir assuré de la récompense divine, ajoutent avec joie : Mais en toutes ces épreuves nous remportons la victoire, grâce à Celui qui nous a aimés (Rm 8, 37)." La seconde fois dans le chapitre sur le carême, précisément : "Chacun offrira spontanément à Dieu, dans la joie venant de l’Esprit Saint, quelque pratique surérogatoire." Puis il ajoute : "Il attendra la sainte Pâque avec l’allégresse du désir spirituel." Les fondements théologiques et monastiques de la joie du moine sont ici décrits : une joie de tous les jours, fondée sur l’attente de la joie de Pâques ; compatible avec les difficultés quotidiennes, puisque c’est Celui qui nous a aimés qui donne la victoire. En irait-il autrement des chrétiens qui ne sont pas encapuchonnés ?
Un chrétien sérieux peut non seulement envisager d’être heureux, mais aussi le manifester autour de lui.
Sans aucun mérite de leur part, les moines ont reçu de Dieu une vocation splendide et les moyens de la mettre en œuvre. Ce n’est pas tous les jours facile, mais il s’agit de quelque chose de grand. La conscience de ce don doit engendrer en eux une immense gratitude, source de joie. À nous, les moines, de faire fructifier ces dons en les inscrivant dans notre pratique quotidienne, selon la dose d’amour dont nous sommes capables. Cela encore est source de joie. Et s’il nous arrive de craindre que ces dons se perdent par notre négligence, redisons-nous la parole du Christ aux apôtres : "Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ?" (Mt 8,26).
Le virus de la joie
Sur ces fondements de foi, un chrétien sérieux peut non seulement envisager d’être heureux, mais aussi le manifester autour de lui. Il peut encore envisager que sa joie sera contagieuse, comme le sont d’ailleurs les "faces de carêmes", à ceci près que le virus de la joie, lui, est bienfaisant. Saint François de Sales n’écrit-il pas : "Devant tes frères, fais-toi un devoir d’être toujours gai et content, quelles que soient les humeurs de ton cœur, car souvent les autres en portent de plus lourdes que toi et surtout, il ne convient pas qu’un serviteur de Dieu se montre triste et sombre de visage" ?
Les chrétiens appelés à témoigner de leur foi dans le monde chaotique d’aujourd’hui doivent-ils s’habiller d’un sac et répandre de la cendre sur leur tête, comme Jonas à Ninive ? "On pense souvent à la croix comme un obstacle à la joie, comme quelque chose qui barre la route au bonheur", écrit une sœur bénédictine, sœur Mary David (La joie de Dieu, Solesmes, 2022). Et nous n’invoquons la volonté de Dieu le plus souvent que pour nous exhorter à supporter les catastrophes. Notre Dieu voudrait-il pour nous autre chose que notre bonheur ? Saint Jean Chrysostome disait des Pères du désert qu’ils combattaient le démon comme s’ils allaient danser et saint Bernard appelait ses moines "ceux qui se hâtent vers la joie". Enfin, Dom Guéranger, plus proche de nous, proposait de "faire l’effort d’être de bonne humeur" ce qui, reconnaissait-il, demande du courage comme tout le reste. Il ajoutait : "Nous devons couper l’herbe sous le pied à cette humeur noire qui n’est bonne ni pour ce monde, ni pour l’autre." La joie serait donc fruit de la foi et fruit de l’amour. Que cette joie soit la caractéristique du carême millésime 2023, afin que le vin des noces, proposé le jour de Pâques, ait un goût d’éternité.