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D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Aïssa Doumara a toujours eu conscience qu’en son pays, les femmes et les hommes n’étaient pas sur un pied d’égalité : "Toute mon enfance, il n’était question que de me préparer à mon futur mariage", déplore-t-elle. "Contrairement à mes frères, je n’avais pas le droit de sortir jouer dehors et devais m’initier aux tâches domestiques qui seraient très tôt mon lot quotidien. Chez nous, c’est à l’adolescence que nous sommes accordées en mariage à un homme choisi pour nous." Au Cameroun, en effet, 11,4 % des jeunes filles convolent en justes noces avant 15 ans…
Dans son école primaire du Nord du Cameroun, même son de cloche. L’institution n’est-elle pas dénommée "École de garçons" ? Les filles s’y font rares et sont vilipendées. "En CM1, dès que j’arrivais le matin, les garçons m’arrachaient ma sacoche et je leur courais après dans la cour, en pleurs. Je m’en souviens comme si c’était hier… Il s’en est fallu de peu que je ne me décourage", confesse Aïssa.
Les études, passeport pour la liberté
Mais elle serre les dents. Sa ténacité et sa témérité l’enhardissent. Elle se forge peu à peu une âme de guerrière. Son rêve secret ? Devenir médecin "parce que je souffrais des dents depuis l’enfance et voulais soulager ceux dont le quotidien est obscurci par des douleurs".
À 16 ans, en classe de 4e, on la marie de force à un homme de vingt ans son aîné. "Le monde s’écroule", mais elle n’entend pas quitter le collège : "Je me suis sentie abandonnée de tous", relate-t-elle. "Mes proches m’assuraient que j’étais chanceuse d’avoir trouvé un prétendant et un toit pour l’avenir. Je ne comprenais pas ce raisonnement, mais j’étais coincée, contrainte. Alors j’ai résolu de poursuivre coûte que coûte mes études."
Elle décroche le bac, s’inscrit en droit et à des cours d’analyste-programmeuse et se démène pour mener de front études et vie de famille : "À 18 ans, j’étais déjà maman. Si je voulais décrocher un diplôme, je savais que je ne devais pas laisser place à une seule critique", explique-t-elle. "Il me fallait être irréprochable dans la tenue de ma maison, inattaquable dans mon rôle d’épouse et de mère." Et d’ajouter pudiquement : "Ça n’a pas été facile." Et pour cause : l’université est à 170 kilomètres de chez elle ! Au bout de deux ans, la situation est intenable. Qu’à cela ne tienne ! Aïssa décide de continuer ses cours en ligne avec l’Université de la Francophonie, tout en bouclant son diplôme d’analyste, qu’elle obtient trois ans après le bac.
Un pas après l’autre
Après Sadi, née en 1989, elle donne le jour à deux enfants : Douri en 1992 et Dabsia, en 1995. [Les prénoms ont été changés par discrétion, ndlr] Elle n’en trouve pas moins le temps de se former au sein d’ONG en faveur des droits des femmes. Sans bien savoir encore comment agir concrètement.
Le déclic a lieu en 1996 : une organisation de femmes venues du Sud du pays pour sensibiliser leurs semblables à leurs droits cherche des relais locaux dans le Nord. Aïssa, soutenue par une amie canadienne, saisit la balle au bond. Elle reçoit le précieux concours de son mari, responsable régional des affaires sociales et de la promotion de la femme, qui met à sa disposition des locaux, du matériel…
Ainsi naît en 1996, l’Association de lutte contre les violences faites aux femmes (ALVF), qu’elle co-dirige avec la responsable de l’antenne du Sud, la sociologue Billé Siké : un premier centre est créé, axé sur l’information et la formation (apprentissage d’un métier dans l’élevage, l’agriculture, le petit commerce…) ainsi que sur l’accueil (écoute et soutien des femmes ou jeunes filles déscolarisées, contraintes au mariage, battues…). Des relais s’implantent dans les villages et écoles pour faire "remonter" les cas.
David contre Goliath
Aujourd’hui, l’ALVF, composée majoritairement de bénévoles, compte treize centres répartis sur trois régions du Nord. Ils regroupent des représentantes d’associations menant des actions de terrain pour faire évoluer les comportements : des juristes, travailleurs sociaux, animateurs communautaires, éducateurs… leur prêtent main forte, en collaboration avec les services publics de l’État (police, justice). Des milliers de femmes ont été aidées.
D’autres thématiques se sont greffées sur la défense et la promotion des femmes : les questions climatiques ou sanitaires, mais aussi l’extrémisme, la sécurité…
"Il ne faut pas oublier que les djihadistes du groupe nigérian Boko Haram sévissent dans l’extrême nord du Cameroun", rappelle Aïssa. "Ils enlèvent les jeunes filles pour les réduire à l’esclavage domestique et sexuel. En ce moment, ils se font discrets, mais n’en ont pas moins disparu. Nous restons sur nos gardes…"
Je suis née musulmane et me suis convertie à la religion catholique.
L’intrépide Aïssa continue de se former : elle a obtenu un diplôme de sexologie, un diplôme en droit humanitaire et est inscrite en master 1 en droit. Parallèlement, elle a adopté il y a 12 ans Jeanne, la fille de sa sœur cadette, après la mort de cette dernière.
Où puise-t-elle son énergie ? "Dans ma foi, qui est ma boussole", avance-t-elle pudiquement. "Je suis née musulmane et me suis convertie à la religion catholique. Au départ, c’était pour affirmer mon indépendance face à mon père, auquel j’en voulais beaucoup. Puis, mon mari étant catholique, j’ai cheminé à ses côtés."
L’attribution du prix Simone Veil en 2019, assorti d’une enveloppe de 100.000 euros, l’a remplie de "reconnaissance et de fierté", confie-t-elle. "Ainsi, nous qui œuvrons en terre reculée sommes écoutées en haut lieu ? Quelle aubaine pour les Camerounaises ! Je reste humble, il y a tant à faire encore ! Mais quand une femme arrivée chez nous en proie au désespoir repart debout, ou qu’une jeune fille reprend le chemin de l’école, je redouble d’énergie et de combativité."