Minuit vient de sonner. Au noviciat des Filles de la Charité, rue du Bac à Paris, tout le monde dort ce 19 juillet 1830. Mais voilà qu’au pied du lit de sœur Catherine Labouré, une petite voix se fait entendre : "Levez-vous vite, ma sœur, et venez à la chapelle ! Notre-Dame vous attend !" Reconnaissant son ange gardien qui, pour la conduire au rendez-vous, a pris la forme d’un "petit enfant de trois ou quatre ans", la jeune fille se lève et va retrouver la Mère de Dieu qui, en cette fête de saint Vincent de Paul, selon l’ancien calendrier, lui fait la grâce, tant espérée, de se montrer à elle. Catherine passera plus de deux heures agenouillée près de Notre-Dame, appuyée contre Elle comme une fillette contre sa mère.
Elles auront une longue conversation, où les annonces d’événements à venir attesteront la véracité de l’ensemble et inciteront à prendre au sérieux les demandes du Ciel. Si la plupart de ces prophéties, réalisées dans les jours ou les années suivantes, sont bien connues, il en est une négligée. À tort car elle témoigne de la constante attention que nous porte la Sainte Vierge, ce dont, pris dans nos soucis et déceptions quotidiens, nous ne nous rendons pas compte. De quoi s’agit-il ? D’un message à faire passer aux supérieurs des congrégations vincentiennes : "Il y aura une communauté qui demandera à être réunie à la vôtre. Dites qu’on la reçoive. Ce n’est pas l’usage mais je l’aime. Dieu la bénira et elle jouira d’une grande paix."
Un beau parti
Cette communauté, en effet, réunie aux fondations de saint Vincent de Paul en 1851, est celle des Sœurs de la Charité de saint Joseph, première congrégation féminine catholique fondée aux États-Unis. Sa fondatrice, morte alors depuis trois décennies, se nomme Elizabeth Ann Bayley Suton et rien ne la prédisposait à ce rôle. Sinon les voies, en son cas spécialement étonnantes, de la Providence.
Elizabeth Ann Bayley est née à New York le 28 août 1774 dans une famille de la bonne bourgeoisie ayant des racines irlandaises et françaises. Pourtant, les Bayley sont protestants épiscopaliens ; comme c’est souvent le cas dans les treize colonies américaines, ils éprouvent un profond mépris envers les "papistes", les catholiques, et leurs détestables superstitions. Mr Bayley est professeur d’anatomie à la faculté de médecine et responsable des services sanitaires du port. Il a de quoi élever confortablement ses deux filles et leur assurer un avenir doré mais le malheur va tôt intervenir dans la vie d’Elizabeth Ann. Elle a trois ans lorsque sa mère meurt ; peu après, son père se remarie et la nouvelle Mrs Bayley refuse de s’encombrer des enfants du premier lit de son époux. Incapable de rien lui refuser, celui-ci confie les petites à ses beaux-parents qui les élèveront. Ce rejet affecte profondément Elizabeth Ann ; elle ne reverra son père qu’après son divorce, alors qu’elle est elle-même en âge de se marier. Peut-être pour se racheter, c’est un beau parti que Bayley a trouvé à sa cadette : William Seton, jeune homme d’une vingtaine d’années, héritier d’une famille d’armateurs new-yorkais. Les jeunes gens se marient le 25 janvier 1794. Pendant quelques années, tout semble leur réussir. Cinq enfants leur naissent, trois filles et deux garçons, en bonne santé, l’argent abonde, la réussite sociale est incontestable, signes, selon la mentalité protestante, de la bénédiction divine sur leur foyer…
Rien ne se passe comme prévu
Tout cela va changer à l’aube du XIXe siècle. Si la guerre de l’Indépendance américaine et la fondation des États-Unis ont favorisé le développement du commerce entre l’ancien et le nouveau mondes, et permis l’enrichissement des Seton, la Révolution française, la guerre entre la France et le reste de l’Europe, le blocus anglais rendent les traversées transatlantiques de plus en plus difficiles, d’autant que les Américains, à force de vouloir rester neutres, finissent par se mettre tous les belligérants à dos. En 1800, les affaires des Seton commencent à décliner et tous les efforts de William pour maintenir l’entreprise à flots restent vains. Il en tombe malade, atteint d’une tuberculose à laquelle la médecine ne sait opposer qu’un changement de climat, celui de l’Italie étant réputé miraculeux.
Début décembre, William meurt, laissant sa femme et sa fille, sans un sou sur une terre étrangère dont elles ignorent la langue et les usages.
Parmi leurs partenaires commerciaux, les Seton comptent un armateur de Livourne, Felicchi ; ils ont tissé avec lui des liens amicaux. Généreusement, il propose à son associé de l’accueillir le temps qu’il se refasse une santé. La paix d’Amiens, signée entre l’Angleterre et la France, rend le voyage moins dangereux. William, reconnaissant, accepte. Refusant de le laisser seul, Elizabeth Ann l’accompagne ; elle emmène sa fille aînée, Anna, âgée de huit ans. Hélas, rien ne va se passer comme ils l’espéraient. Effectuée à l’automne 1803, dans de mauvaises conditions climatiques, la traversée épuise William. Comble de malchance, les navires en provenance de la côte Est américaine sont soumis à quarantaine en raison d’une fièvre mal définie. Les Seton sont conduits au lazaret de Pise où, début décembre, William meurt, laissant sa femme et sa fille, sans un sou sur une terre étrangère dont elles ignorent la langue et les usages.
Dans la communion catholique
Face à ce terrible coup du sort, les Felicchi se révèlent des amis plus que des associés. Ils recueillent la veuve et l’orpheline, pourvoient à leurs besoins, les entourent d’une affection si sincère que Mrs Seton, qui n’a jamais vu cela dans les milieux protestants qu’elle fréquente, s’interroge : comment expliquer pareille bonté, pareille générosité envers de parfaites étrangères ? La réponse est vite évidente : c’est la foi des Felicchi l’explication de leur rare charité, une foi qu’ils ne cachent pas, évidente, profonde, agissante. Depuis son enfance, l’on a appris à Elizabeth Ann que le catholicisme n’était que grotesques, ridicules et hypocrites pratiques superstitieuses, une caricature du vrai christianisme trahi par l’Église romaine. Faute de connaître des catholiques, elle l’a cru. Et voilà que d’horribles papistes la traitent, elle, l’étrangère, l’hérétique, avec une sollicitude qu’elle ne connaîtrait pas parmi les siens, lui prouvant qu’ils vivent véritablement l’évangile.
Elle pourrait abjurer avant de quitter l’Italie, mais veut que sa conversion soit publique et que son entourage en soit témoin.
Par curiosité d’abord, par politesse, puis par goût et attirance, la jeune veuve accompagne ses hôtes à Santa Maria del Montenero, le pèlerinage marial de Livourne. Pour la fillette si tôt privée de l’amour maternel, la découverte de Notre-Dame est une révélation. Ses réticences envers la foi de Rome tombent ; elle se rend à la messe, se fait expliquer le mystère eucharistique et, retournée, convertie, demande à entrer dans la communion catholique. Tout serait plus facile si Elizabeth Ann pouvait rester en Italie et y vivre sa nouvelle foi ; c’est inenvisageable. À New York l’attendent ses quatre cadets, et la succession, affreusement compliquée, de William qu’il lui faut débrouiller afin d’assurer de quoi vivre à ses enfants et à elle-même. Elle doit rentrer. Elle pourrait abjurer avant de quitter l’Italie, mais veut que sa conversion soit publique et que son entourage en soit témoin. Choix courageux mais risqué… Se doute-t-elle que les siens le lui feront payer très cher ?
Un immense champ d’évangélisation
À peine de retour à New York, le 14 mars 1805, la jeune femme fait profession de foi catholique, est admise à la première communion et à la confirmation. Il n’en faut pas davantage pour la transformer en paria. Toutes les portes se ferment devant elle, sa famille lui tourne le dos. Ruinée, abandonnée, elle survit grâce à l’argent que les Felicchi, conscients des ennuis au devant desquels elle courait, lui ont donné. Un argent qui, hélas, s’épuise… La Providence va y pouvoir.
Depuis quelques années, les émigrants catholiques, irlandais chassés de leur île après les révoltes de 1798 et 1803, ou français fuyant la Terreur, affluent dans la région de Baltimore, attirés par l’existence d’un diocèse et du séminaire fondé par les sulpiciens lorsqu’ils ont cru, en 1790, à la disparition du catholicisme en France. Il n’existe aucune autre structure d’accueil pour ces gens : parce qu’ils sont catholiques, donc indésirables aux yeux de la bonne société blanche, anglo-saxonne et protestante, et parce que le protestantisme ne fait guère de place aux œuvres caritatives, vues comme un encouragement à la fainéantise. En ce domaine, tout est à faire, qu’il s’agisse de l’éducation, des soins aux malades, de l’accueil des vieillards et du reste. Un immense champ d’évangélisation s’ouvre aux catholiques, à condition de trouver des bras pour y travailler. Il ne faut plus compter sur les congrégations religieuses françaises, jadis si actives, mais disparues ou dispersées pendant la Terreur. Quant aux catholiques américains, ils sont peu nombreux, peu instruits. Dans ce contexte, Elizabeth Ann apparaît comme la perle rare, la femme éduquée, habituée à la gestion des affaires, capable de mettre sur pied les structures espérées.
Bravant les interdits sociétaux
Le nouvel évêque de Baltimore, Mgr Dubourg, lui propose, en 1808, de quitter New York pour ouvrir à Emmitsburg une école destinée aux petites catholiques. Mrs Seton accepte. L’année suivante, plusieurs jeunes filles et jeunes femmes s’associent à elle pour fonder, sur le modèle des Filles de la Charité de saint Vincent de Paul, les Sœurs de la Charité de Saint-Joseph, qui essaimeront rapidement, sous diverses appellations et de manière autonome, tout le long de la côte Est américaine puis au Canada. À leur mission éducative, elles ajoutent accueil des orphelins, soins aux enfants malades et agonisants, hospices de vieillards. Bravant les interdits sociétaux, Elizabeth Ann refuse toute discrimination raciale, scolarise et reçoit ensemble Noirs et Blancs. Il faut du courage pour cela alors que les catholiques restent très mal vus et que les bonnes gens trouvent normal, quand ils les croisent en ville, de les insulter et leur jeter des ordures… C’est cette œuvre que Notre-Dame regarde se développer et dont Elle dira à Catherine Labouré "qu’elle l’aime". À juste titre.
Elizabeth Ann n’en verra pas le plein épanouissement. Rongée par la tuberculose contractée au chevet de son mari, elle s’éteint à 46 ans à Emmitsburg le 4 janvier 1821. Elle sera canonisée en 1975, devenant la première citoyenne américaine née aux États-Unis portée sur les autels.