Savez-vous qui est la première sainte canadienne ? C’est Marie-Marguerite d’Youville, une femme de cœur, et de tête, dont la vie aura été plus semée d’épines que de roses ! Lorsqu’elle vient au monde à Varennes au Québec, le 15 octobre 1701, rien ne semble prédestiner la petite Marguerite Dufrost de Lajemmerais à une vie exceptionnelle. Elle appartient à la troisième génération de colons installés en Nouvelle-France et ses aïeux se sont assez glorieusement illustrés dans la mise en valeur de ces territoires beaux mais sauvages où l’existence est rude, le danger permanent. Pour les mettre en valeur, il faut les peupler et faire beaucoup d’enfants, sachant que la majorité ne survivra pas aux premières années. Tel devrait être, et sera partiellement, le destin de la petite fille. Mais Dieu a d’autres vues sur elle.
Un mariage malheureux
Marguerite est d’âge à se marier, et même fiancée à un jeune homme de son milieu, cette petite noblesse québécoise qui sait aussi bien se battre contre les Anglais, contre les Indiens, ou s’engager dans des explorations périlleuses et héroïques, que bâtir et cultiver, et dont elle est, semble-t-il, très amoureuse, lorsque son père meurt. Cela ne changerait rien à ses projets si sa mère, encore jeune, ne décidait de se remarier. Rien de scandaleux à cela si Madame Dufrost n’allait s’amouracher d’un chirurgien irlandais et roturier, à la réputation de charlatan, qui n’a pour lui que d’être catholique. La veuve persistant à vouloir épouser cet homme imprésentable, la future belle-famille de Marguerite rompt les fiançailles afin d’éviter une mésalliance inacceptable. La jeune fille en est très blessée. En 1721, pour échapper aux commérages, sa mère et son beau-père s’installent à Montréal. L’année suivante, Marguerite, qui commence à prendre de l’âge, finit par trouver un parti présentable. François d’Youville est de peu son aîné, il est assez séduisant, et, tant qu’il a fait sa cour, sa fiancée a pu croire être tombée sur un garçon bien. Hélas, ce n’est pas le cas, comme, à peine mariée, elle en fait l’amère expérience.
François est un coureur de bois, ce qui n’aurait rien de déshonorant si, derrière la façade de ses activités de trappeur, il ne cachait son véritable métier de trafiquant spécialisé dans la vente d’alcool de mauvaise qualité aux Indiens. C’est aussi un coureur de dot et Marguerite comprend qu’il ne l’a épousée que pour la sienne, pourtant modeste. Buveur, joueur, violent, Youville est l’archétype du mauvais mari qui transforme la vie de sa femme en enfer. Encore Marguerite pourrait-elle se consoler pendant les longues absences d’un époux qui ne rentre que pour lui faire chaque année un nouvel enfant, si elle ne devait cohabiter avec sa belle-mère. Traitée en domestique serviable et corvéable à merci malgré ses grossesses à répétition, et la mort en très bas âge de quatre des six bébés qu’elle met au monde, la jeune femme se tait et subit.
"Je laisse tout à la Providence divine"
Ce calvaire dure huit ans avant qu’en 1730, François rentre très malade d’une dernière course. Oublieuse des misères qu’il lui a fait subir, Marguerite le soigne en épouse modèle. Il meurt en lui laissant deux fils, qu’elle devra élever seule et qui deviendront prêtres, et une montagne de dettes. La jeune veuve fait face à la situation. Toute sa résignation au cours de ses années de mariage, puis dans ces difficultés à vues humaines insolubles, elle la tire d’une dévotion entière, remarquable, à la Première Personne de la Trinité. Pour Marguerite, il ne fait aucun doute que, si Dieu est Père, cette paternité aimante veille sur ses enfants et que la divine Providence pourvoit sûrement au besoin de ceux qui lui font confiance, comme elle.
Elle l’exprimera plus tard, dans une formule qui la peint tout entière : "Je laisse tout à la Providence divine. Ma confiance est en elle. Tout se passera donc de manière agréable à Dieu." L’on notera que ce qui est agréable à Dieu ne correspond pas fatalement à ce qui est agréable à notre nature humaine, de sorte que l’abandon du fidèle à la Providence ne va pas sans épreuves, terribles parfois, mais, en vraie chrétienne, Marguerite ne s’attache pas à ce détail. Alors même qu’elle sait à peine comment elle nourrira, vêtira et chauffera ses enfants, elle a l’audace de recueillir une vieille aveugle sans famille, s’imposant par charité vraie cette lourde charge supplémentaire. En réponse à cet acte de foi, elle trouve de quoi faire vivre tout son monde, ce qui l’encourage à mieux faire. Le 31 décembre 1737, elle se voue à Dieu pour le restant de ses jours.
Elle relève une maison qui s’écroule
Ses fils élevés, d’autres femmes, veuves ou célibataires, la rejoignent, avec lesquelles elle fonde un embryon de communauté religieuse. Leur but : se donner entièrement aux œuvres de miséricorde matérielle, une ambition démesurée si l’on songe que rien ou presque n’existe en ce domaine et que Marguerite est toujours sans le sou. Ce n’est pas cela qui va l’arrêter ! Le seul service social de Montréal, fondé en 1694, c’est l’hôpital, mais, depuis quelques années, l’établissement périclite, au point que les autorités envisagent de fermer cette structure à l’agonie. Cela fait, les pauvres, les malades, les vieillards et les autres n’auront plus aucune aide à espérer. Lorsque son confesseur, et d’autres, laissent entendre à Mme d’Youville qu’elle pourrait reprendre l’établissement, elle n’hésite pas, se fiant à l’étrange prédiction que lui a faite quelques années plus tôt un prêtre de passage : "Ne craignez pas, ma fille. Dieu a des vues sur vous. Vous relèverez de ses ruines une maison qui s’écroule."
Marguerite n’étant pas de celles qui font les choses à moitié, une fois installée dans les murs avec sa petite communauté, elle refuse d’exclure la moindre détresse qui frappe à sa porte : malades, soldats blessés ou invalides, déments, incurables, vieillards, épileptiques, lépreux, contagieux, orphelins, enfants handicapés : elle les recueille tous, les soigne tous, et la Providence pourvoit aux nécessités quotidiennes. Lorsque commence la Guerre de Sept ans, qui aboutira en 1763 à la perte du Canada français et à son annexion par l’Angleterre, Madame d’Youville ramasse encore les blessés ennemis, les soigne, et, apprenant que certains soldats anglais, tombés aux mains des tribus indiennes alliées de la France, qui se sont promis, tout catholiques qu’elles soient devenues, de les mettre à mort avec le savoir-faire et la cruauté ancestraux, elle a l’audace de s’aventurer en territoire indien pour racheter ces malheureux et les arracher à une mort atroce.
Les Sœurs grises
Ce geste de charité déplaît ; l’on n’est pas loin de la tenir pour une redoutable collaboratrice de l’ennemi. Les calomnies, qui, au demeurant, ne l’ont jamais épargnée, repartent de plus belle. Se souvenant des trafics de son époux, on la soupçonne de fabriquer de l’alcool de contrebande dans les caves de l’hôpital et de le vendre, ce qui lui permettrait de se procurer de l’argent. Une nuit d’hiver, un incendie éclate dans le bâtiment, et, même si par miracle, le feu ne fait pas de victimes, les dommages matériels sont énormes. La foule, agglutinée autour du sinistre, ricane au lieu d’aider et, jugeant que les flammes ont une teinte violette propre à l’alcool en train de brûler, elle croit trouver là la preuve de ses accusations. Voyant les religieuses s’affairer dans tous les sens, dans un affolement compréhensible, les mauvaises langues s’écrient : "Mais voyez donc ces sœurs ! Elles sont grises !" Autrement dit, saoules…
Une immense croix lumineuse apparaît dans le Ciel, témoignage public de la sainteté de cette fondatrice méconnue
Si Marguerite est enivrée, ce n’est que de l’amour de Dieu. Ce nom de Sœurs grises dont les méchants ont affublé sa communauté, et qui n’a rien à voir avec leur habit, comme on le croit parfois, la Mère d’Youville a le courage d’en tirer gloire. Les Sœurs de la Charité de Montréal, leur appellation officielle, seront désormais, pour les bonnes gens, "les Sœurs grises". À l’aube, devant l’étendue de la catastrophe, et le désarroi de sa communauté, Marguerite, impassible, s’agenouille dans la neige, fait signe à ses religieuses d’en faire autant, et entonne, comme s’il s’agissait d’une occasion de triomphe, le chant du Te Deum. À ceux qui la regardent, interloqués, elle répond qu’il est nécessaire "de remercier le Ciel qui leur fait la grâce de leur envoyer cette croix" ; sans doute la communauté était-elle trop riche pour plaire à Dieu.
Elle a 65 ans, âge avancé pour l’époque. Cela ne l’empêchera pas de recommencer à zéro, et tout rebâtir. Personne n’émettra plus jamais la moindre critique à son encontre. Lorsqu’elle meurt, au soir du 23 décembre 1771, une immense croix lumineuse apparaît dans le Ciel, témoignage public de la sainteté de cette fondatrice méconnue et moquée qui aura préféré plaire à Dieu plutôt qu’aux hommes.