Le cardinal Lustiger est mort il y a quinze ans. Deux livres sur lui viennent de paraître et seront l’occasion d’une soirée d’échanges au Collège des Bernardins ce mercredi 16 novembre. Mais l’an qui vient (2023), sera aussi dix fois le quinzième depuis la naissance de Charles Péguy, et cela fera environ six cents ans (quatre fois cent cinquante) que Jeanne d’Arc a commencé à entendre des "voix". Par-delà la mode des anniversaires en chiffres ronds, qui lamine l’histoire en minces copeaux brièvement exhibés en vitrine, il est peut-être moins saugrenu qu’il ne paraît de pointer ce qui rapproche ces trois personnages qui ne se sont évidemment jamais rencontrés et dont les destins, chacun unique, sont si dissemblables.
Un Juif cardinal plutôt que le cardinal juif
Précisons en préalable quels sont ces deux livres récents sur l’archevêque de Paris de 1981 à 2005. D’un côté, Jean-Marie Lustiger, entre crises et recompositions catholiques (1954-2007), aux Presses universitaires de Rennes, sous la direction de Denis Pelletier et Benoît Pellistrandi. Il s’agit d’un recueil des contributions d’historiens et de témoins à un grand colloque qui s’est tenu sur trois jours (en Sorbonne, à l’Institut de France et aux Bernardins). C’est la première évaluation "scientifique" d’un itinéraire et d’une œuvre qui, en leur temps, n’ont pas laissé indifférent et demeurent aujourd’hui des références, qu’on le veuille ou non.
L’autre ouvrage, aux éditions Parole et Silence, dirigé par Sylvaine Lacout, directrice du Centre chrétien d’études juives aux Bernardins, et moi-même, rassemble des interventions à deux journées au Collège sur la "judaïté" qu’a assumée ce "prince de l’Église" : Un Juif cardinal. Aron Jean-Marie Lustiger : qu’en est-il de l’héritage ? Le défi relevé est ici de saisir qu’il n’a pas été simplement un cardinal qui, par extraordinaire, se trouvait être né juif, et que ce n’est pas bien qu’il fût juif, mais parce qu’il l’était et, même fait cardinal, le restait, que sa personnalité s’est imposée à la fois dans le catholicisme et la société française et auprès des rabbins aux yeux desquels a priori il n’était plus un fils d’Israël.
L’autorité d’un gamin
Ce qui le lie à Péguy et à Jeanne d’Arc est d’ordre non pas historique, mais d’abord géographique : la ville d’Orléans. C’est là que le jeune Aron Lustiger est baptisé en 1940, à sa demande et sans que personne ne l’y pousse. Il importe de rappeler comment il est arrivé là. À la fin de l’été 1939, la guerre est manifestement inévitable. On craint que Paris soit bombardé. Les familles s’efforcent de mettre les enfants à l’abri en province. Les Lustiger cherchent où aller. Leur fils qui n’a pas encore treize ans dit : "Moi, je sais. On va à Orléans." Pourquoi là ? Parce que c’est à Orléans que vient de se retirer son professeur de sciences naturelles au lycée Montaigne, qu’il admire énormément et qui, assure-t-il, saura les aider. L’autorité du gamin est déjà telle que ses parents l’emmènent à Orléans avec sa jeune sœur Arlette.
Mais une fois sur place, ce professeur, nommé Jean Bathellier, est introuvable. Les enfants sont donc confiés à une demoiselle, Suzanne Combes, qui enseigne les lettres dans une école catholique, et scolarisés. Les parents repartent : le père est mobilisé et la mère rouvrira leur boutique. Ils rappellent Aron et Arlette à Paris pendant la "drôle de guerre", juste après que le garçon, rentrant du lycée, est entré dans la cathédrale d’Orléans le Jeudi, puis le Vendredi saints (22 et 23 mars 1940). Comme il l’a raconté dans Le Choix de Dieu (Éditions de Fallois, 1987 ; réédition en Livre de Poche), c’est là qu’il éprouve le besoin de demander le baptême.
Le quartier de Bourgogne à Orléans
De retour à Paris, il annonce sa décision à ses parents, qui s’y opposent mais finissent par l’autoriser, pensant que cela mettra peut-être leurs enfants (Arlette suit son frère sans qu’ils aient eu besoin d’en parler) à l’abri de l’antisémitisme nazi, car bientôt les armées allemandes déferlent sur la France. Aron et sa sœur sont donc assez vite renvoyés à Orléans et c’est là que, fin août, ils sont baptisés par l’évêque, Mgr Jules-Marie Courcoux, qui a auparavant assuré lui-même leur instruction. La cérémonie a lieu dans la chapelle privée de l’évêché, qui sera celle de Mgr Lustiger quand il deviendra en 1979 un successeur de Mgr Courcoux. Le parrain est Jean Bathellier (finalement retrouvé) et la marraine est Suzanne Combes.
Tout cela se passe dans les lieux où Charles Péguy est né, a grandi et a été au catéchisme, dans le quartier de Bourgogne à Orléans. Sa famille habitait rue du Faubourg-Bourgogne. L’évêché est à deux pas, proche de la collégiale Saint-Aignan, et Mlle Combes demeurait rue Saint-Marc, à quelques minutes de là, un peu à l’est de la cathédrale. Dans Le Choix de Dieu, le P. Lustiger se rappelle le tirailleur sénégalais, dernier défenseur du pont sur la Loire au sud, dont le cadavre gisait, en juin 1940, "à côté du buste en bronze de Charles Péguy".
Conversions sans reniement
Cette coïncidence locale peut paraître superficielle. Elle oriente en fait vers une parenté plus profonde. Déjà, Jean Bathellier, anarchiste chrétien qu’Aron Lustiger vénère, semble avoir promu des idéaux semblables à ceux de Péguy. Par ailleurs, celui-ci est passé sans rien renier de la mystique socialiste (pas du tout marxiste ni même jaurésienne) de sa jeunesse à la foi chrétienne de sa maturité, et c’est de même qu’Aron Lustiger n’a pas renoncé à son identité juive en demandant le baptême, puis en devenant prêtre, évêque et enfin cardinal.
En allant plus loin, on relèvera que l’écrivain-éditeur et l’archevêque aspirent à la même égalité, fraternité et justice sociales. Il n’est pas douteux que Jean-Marie Lustiger, s’il était né cinquante ans plus tôt, eût été dreyfusard, et pas seulement par résistance à l’antisémitisme. Comme Péguy, il est et se veut "fils de l’école laïque", mais ne tolère pas que les politiques qui contrôlent l’État régissent les consciences, ni que l’Église s’inféode à eux et fonde sa prédication sur la peur de l’enfer plutôt que sur l’accueil des dons de Dieu et sur la charité.
Dans la communion des saints
Péguy et Lustiger ont enfin en commun Jeanne d’Arc, libératrice d’Orléans en 1429. C’est net, bien plus que chez le second, chez le premier qui a consacré poèmes et mystères de style médiéval à celle qui n’était pas encore canonisée. Mais présidant en 1980 les festivités annuelles en l’honneur de la Pucelle, l’évêque d’Orléans est ému quand défilent des chars français sur la grand place de la ville où il a vu des blindés allemands parader en 1940. Le républicanisme chrétien de l’un comme de l’autre nourrit l’amour de la patrie. C’est pour elle que le lieutenant Péguy s’expose et meurt sur le front en 1914 et qu’en 1940 le jeune Aron "subit la défaite comme une impensable humiliation", de même qu’aux marches du royaume la fillette de Domrémy veut sauver le pays tout entier de la misère de la domination étrangère.
Bien sûr, seule Jeanne d’Arc a été guidée par des "voix". La culture de Charles Péguy et d’Aron Lustiger ne les engageait pas à identifier aussi précisément ce qui les motivait.
Bien sûr, seule Jeanne d’Arc a été guidée par des "voix". La culture de Charles Péguy et d’Aron Lustiger ne les engageait pas à identifier aussi précisément ce qui les motivait. Mais ils ont été eux aussi entraînés dans la communion des saints, ces messagers souvent anonymes, tardivement ou jamais reconnus, qui introduisent dans la familiarité directe avec Dieu. Aron Lustiger n’a pas conscience d’obéir à aucun saint particulier quand il décide de partir pour Orléans, puis d’entrer dans la cathédrale. Mais il est sans nul doute inspiré, et il a alors justement l’âge de Jeanne quand celle-ci commence à prêter l’oreille aux appels que lui transmettent sainte Catherine, sainte Marguerite et l’archange Saint-Michel.
Pratique
Sylvaine Lacout et Jean Duchesne (dir.) : Un Juif cardinal. Aron Jean-Marie Lustiger : qu’en est-il de l’héritage ? Parole et Silence, août 2022, 289 pages, 18 €