Dire aujourd’hui que quelqu'un est mystique, n’est-ce pas plutôt un peu moqueur ? Pour la majorité des gens, le mystique est un être trop attaché à une dévotion irréaliste, quand il ne s’agit pas tout simplement d’un fou. Pourtant, le vrai mystique est humble, il est discret et, la plupart du temps, très attaché à la réalité parce que c’est en elle qu’il vit une expérience réelle de Dieu. Celle qui a été vécue par les plus grandes figures de l’Église, depuis le début du christianisme. Alors, pourquoi les mystiques dérangent ou font peur ? Parce qu’ils semblent voir plus, vivre plus profondément, aimer plus puissamment ? Est-il possible de vivre des expériences comme eux ? Décryptage du père Max Huot de Longchamp, spécialiste de saint Jean de la Croix et depuis 25 ans l'auteur de nombreuses publications scientifiques et pastorales dans ce domaine.
Aleteia : Peut-on dire que nous sommes tous un peu mystiques ?
Père Max Huot de Longchamp : Comme le disait le grand connaisseur des mystiques qu’était Henri Brémond, je répondrais que nous sommes tous des mystiques en puissance. Nous sommes tous voulus par Dieu, tous créés à son image, capables d’une expérience de Dieu libre et consciente. Seulement, pour passer à l’acte, il en faut plus. Il faut une initiative de Dieu qui vient de sa volonté de demeurer parmi nous. C’est alors qu’on prend conscience, à un degré plus ou moins fort selon chacun, de sa vie commune avec nous. C’est une vocation qui varie pour chaque personne. Pour certains, elle est assez forte. C’est pourquoi nous les appelons mystiques. Pour d’autres, elle l’est beaucoup moins. Mais nous avons tous en commun les mêmes gènes spirituels qui nous permettent d’être mystiques.
Comment Dieu agit-il en nous ?
"Dieu avance avec l’homme au pas de l’homme", dit saint Jean de la Croix. Il ne faut pas croire que Dieu se manifeste aux mystiques comme si on allumait la télévision, et que cela suffisait pour que l’image apparaisse. La personne qui est engagée sur cette voie prend progressivement conscience de la vie commune avec Dieu.
L’image la plus juste est celle de deux amoureux : ça ne change rien d’être amoureux, et en même temps ça change tout.
L’image la plus juste est celle de deux amoureux : ça ne change rien d’être amoureux, et en même temps ça change tout. Quelle est cette perception nouvelle ? Ce que chacun vivait seul dans son coin avant, maintenant, il le vit à deux. On ne vit pas forcément des choses différentes, mais tout d’un coup on prend conscience de l’union avec celui qu’on aime. Il y a une évidence du Christ dans la vie de ceux qu’on appelle mystiques.
Nous avons tous une certaine sensibilité religieuse, mais pas au point de se dire chacun à soi-même qu’on est mystique. Cependant, il y a une évidence de la présence de Dieu qui n’est pas d’ordre psychologique, et qui est du même ordre que pour la personne qui tombe amoureuse, et qui se rend compte que cela change tout dans sa vie même si sa vie n’a pas changé.
De quelle manière Dieu se manifeste-il ?
Certains tombent amoureux très tôt, d’autres beaucoup plus tard. Saint Bernard dit qu’il s’est aperçu que Dieu était entré en lui parce que tout d’un coup, il ne supportait plus le péché. Il ne voulait plus que vivre pour Dieu. Il ne s’était pas rendu compte quand cette nouvelle vie avait commencé. Paul Claudel est entré dans à Notre-Dame de Paris pour écouter la musique, et Dieu lui est tombé dessus. Ça n’a pas pris plus d’une seconde pour qu’il soit dans l’évidence que Dieu était là. Évidemment, le danger, c’est d’essayer de projeter de telles histoires dans notre propre expérience spirituelle. Alors que celle-ci, neuf fois sur dix, ressemblera plus à celle de saint Bernard qu’à celle de Paul Claudel.
Est-ce Dieu et lui seul qui a l’initiative ?
Absolument. Il arrive au plus profond de nous-même, au centre de l’âme comme disait saint Jean de la Croix. Il n’arrive jamais par l’extérieur. On ne le voit pas arriver. Parfois c’est très net, mais c’est rare. Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila diront que Dieu ne s’est pas manifesté en eux avec l’évidence d’un coup de canon. Chez saint Bernard, qui est un immense mystique, Dieu est entré très doucement. Et parfois, il y a des évènements qui durent une seconde, comme pour Max Jacob qui a rencontré Dieu au cinéma alors qu’il était venu s’amuser avec des copains. Quand il a acheté son ticket, il était loin de se douter de ce qu’il allait vivre !
Comment alors discerner et savoir qu’il s’agit d’une expérience de Dieu ?
Tous les maîtres de l’Église concordent sur le fait que le discernement vient du Christ lui-même : il nous a dit que la question était de savoir si je vis mon baptême. J’aurai alors toujours dans l’Église la vérification possible. Et avec l’Évangile, en espérant que le service de l’Église vient jusqu’à moi, qui me permet de savoir si Dieu est là. Ce n’est pas une analyse psychologique, c’est une vérification : quand Jésus, dans l’Évangile, parle du Royaume de Dieu, il dit quels en sont les signes. Il ne parle pas de preuves, mais des signes.
Parfois, Dieu donne des coups de pied dans la porte, et il arrive même qu’il casse tout, parce qu’il ne peut pas se passer de nous.
Qu’on soit mystique ou pas n’a pas d’importance, ce n’est pas ce qui nous donne un atome de sainteté ! Ce qui compte ici, c’est de savoir si on est ou pas dans la volonté de Dieu. Et là, nous avons les chemins indiqués par Jésus lui-même : l’Église, la Révélation et votre conscience personnelle. Ce sont les trois éléments fondamentaux pour le discernement. L’Église, parce que Jésus a dit aux apôtres : « qui vous écoute m’écoute ». La Révélation, parce que toute écriture est inspirée par Dieu, comme le dit saint Paul. Et puis, cette promesse du Christ : « vous recevrez l’Esprit saint ». Par le baptême et la confirmation, nous sommes porteurs de l’Esprit saint. C’est comme une table à trois pieds, cela suffit pour qu’elle soit stable.
Vous travaillez depuis de nombreuses années sur la question du mysticisme. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Oui, j'étudie cette question depuis 25 ans. Et je suis toujours dans l’émerveillement de cette vie commune avec un Dieu qui supporte mal d’être séparé de nous. Parfois, Dieu donne des coups de pied dans la porte, et il arrive même qu’il casse tout, parce qu’il ne peut pas se passer de nous. C’est cela, le mystère chrétien. C’est celui d’un Dieu qui ne peut pas se passer de nous. Nous, on croit pouvoir se passer de lui… Jean de la Croix donne cette clé fondamentale pour tout directeur spirituel quand il lui dit : « Quand une âme cherche Dieu, tu dois savoir que Dieu la cherche bien davantage ». On ne peut pas expliquer le mystère de Jésus crucifié si on ne comprend pas que c’est parce que Dieu ne peut pas se passer de nous.
Quel est le grand mystique auquel vous êtes particulièrement attaché ?
C’est celle qui explique les autres : Marie de l’Incarnation, l’évangélisatrice du Québec qui, au XVIIème, a quitté son couvent des Ursulines de Tours pour cette aventure incroyable : traverser l’Atlantique en trois mois, au péril de sa vie, pour évangéliser le nouveau monde. Tous les autres peuvent être lus dans sa lumière : elle est pour moi le standard, pour la langue française, de la profondeur et de la richesse de l’expérience spirituelle.
Quelle est votre définition personnelle de l’expérience mystique ?
L’expérience mystique, c’est l’évidence de Dieu. L’expérience de la présence de Dieu, tenter de l’expliquer, c’est déjà plus compliqué. Celui qui tombe amoureux, il est incapable de l’expliquer même s’il n’en doute pas un instant. Ici c’est pareil. Ce qui compte, c’est l’évidence de Dieu et de son mystère qui s’impose dans une vie. Dieu devient tout d’un coup évident. On ne voit plus rien, une branche d’arbre ou un évènement extérieur, sans immédiatement avoir cette perception que les amoureux ont. Tout d’un coup, tout nous parle, tout prend du sens, le monde extérieur, nous-même, grâce à cette union. La vie est complètement transformée.
Propos recueillis par Marzena Devoud
Découvrez les pensées lumineuses des grands saints sur leurs expériences mystiques :