Toute prise de parole est un risque, en ce qu’elle expose celui qui s’y prête à être confronté à ses propres propos. Sans avoir lu encore le dernier ouvrage du cardinal Sarah, je ne peux que présumer qu’il est (au mieux) mal servi par son interviewer dont le journal n’hésite pas à titrer : "On vient voir un prêtre parce qu'on cherche Dieu, pas pour sauver la planète…" La sentence paraît assez juste : on vient voir un médecin parce qu’on cherche une guérison, un garagiste pour la sécurité de ses déplacements automobiles, et ainsi de suite… Mais elle ne résiste pas à l’épreuve du réel : on vient voir un prêtre, et ceux qui sont sur le « terrain » le constatent au quotidien, pour toutes sortes de motifs. On vient le rencontrer parce qu’il est celui auquel on vient d’abord se confier et ce, en dépit de tous les crimes commis par quelques-uns, jusqu’aux plus renommés.
D’abord parce qu’il est prêtre
Oui, on vient voir un prêtre d’abord parce qu’il est prêtre. Non que cela lui octroie une science particulière ou une sagesse plus grande. Mais sans doute parce que l’on présuppose qu’il saura écouter. Parce qu’il doit manifester ce Dieu qui écoute, qui accueille, qui console, qui relève, qui nourrit, en un mot, qui aime. Il le manifeste faiblement, toujours insuffisamment. Mais il le manifeste.
Les gens viennent présenter leurs vies et leurs soucis, leurs questions sur le monde et leurs angoisses — n’en déplaise à ceux qui observent l’humanité depuis les hauteurs de la renommée, ils ne viennent pas d’abord parler de leur salut — ou plutôt, ils en parlent à travers tout ce qu’ils portent : famille, travail, conflit, pardon, solitude, maladie, émotion, désir… De même que les prières qui montent du cœur d’un être concernent souvent davantage ses proches et les souffrances du monde que son désir explicite d’Éternité. Jésus, lorsqu’il interroge la femme adultère, Zachée ou le publicain, ne lui demande pas s’il croit à l’enfer et au Paradis. Il leur dit son désir ardent de les abreuver et de les nourrir de Lui. Tout cela ne serait finalement pas si grave : il y a toujours eu ce décalage parfois un peu vertigineux entre les tenants d’un monde tel qu’il devrait être et ceux qui vivent dans le monde tel qu’il est.
Le cri de la Création
Mais le plus ennuyeux est la manière dont la question du salut de la planète semble traiter avec légèreté. Sans doute plus par le journal qui le rapporte que par un cardinal de l’Église catholique et romaine qui ne peut manquer de porter respectueusement et avec zèle l’enseignement du successeur de Pierre. Qui pourrait penser que la sauvegarde de la Création puisse être dénuée de tout lien avec le salut des âmes ? À moins que l’on distingue le cri de la Création de celui des pauvres ? Ou qu’on ne juge pas plus important l’un que l’autre ? Qui pense-t-on flatter en écrivant ainsi ? Quelques clubs de millionnaires américains qui se sont jurés d’avoir la peau du pape qu’ils jugent marxiste car il les renvoie à des vérités qu’ils ne veulent pas voir (libéralisme économique, consommation délirante, individualisme de la loi du plus fort, spoliation des pauvres…) ? Et qui n’hésitent pas à utiliser les querelles liturgiques pour atteindre leur but plutôt que d’oser parler clairement ? Ne nous y laissons pas prendre. Ou alors renonçons à être ce que nous devons manifester : témoins du salut qui est entré dans le monde en la personne du Christ.
C’est ainsi que s’achève la quatrième prière eucharistique : "À nous qui sommes tes enfants, accorde, Père très bon, l’héritage de la vie éternelle auprès de la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu, auprès des Apôtres et de tous les saints, dans ton Royaume, où nous pourrons, avec la création tout entière enfin libérée du péché et de la mort, te glorifier par le Christ, notre Seigneur, par qui tu donnes au monde toute grâce et tout bien." "Avec la création tout entière" : n’est-il pas urgent que les chrétiens redécouvrent cette règle d’or de l’amour du prochain qui ne s’émancipe ni de l’amour de soi, ni de celui de Dieu, ni donc du souci des conditions spatio-temporelles où tout ceci se joue.