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Nous parlons d’un temps où la médecine balbutie, où l’on ignore à peu près tout des modes de transmission des maladies, où les traitements et les remèdes sont empiriques, les contagions, faute d’hygiène, galopantes, où la mort rôde et frappe quand bon lui semble ; un temps où les hommes, désarmés face aux désastres sanitaires, terrifiés, n’ont pour seul espoir que le secours céleste. Un temps où, parfois contre toute attente, Notre-Dame étend sur une population aux abois son manteau, la protégeant, ou la délivrant du fléau d’une épidémie. Cette image de la Vierge au manteau, dite aussi Notre-Dame de Miséricorde, connaît, à la fin du XIIIe siècle, alors que la peste noire désole l’Europe, une grande popularité. Marie y est représentée en reine, la couronne sur la tête, déployant les pans de son somptueux manteau pour abriter dessous la foule de ses fidèles, du pape au plus petit moine, du roi au plus humble de ses sujets. Cette représentation est étroitement liée à l’extension de l’épidémie qui, venue d’Orient par les Balkans, tue en quelques années entre un tiers et la moitié de la population occidentale.
Vivre avec la peste
L’on ne sait rien alors du bacille de la peste, ni qu’il est transmis par les puces qui contaminent les rongeurs, encore moins que ceux-ci, quand ils vont en crever dans leurs terriers, permettent au redoutable Yersina Pestis de survivre au chaud, enfoui sous terre, des années parfois, en attendant qu’un autre surmulot viennent se loger dans le trou, s’y contamine et, en sortant, recommence à propager le mal. Rien ne l’arrêtera, sauf l’apparition d’une nouvelle espèce de rat noir asiatique, immunisée contre la peste, et qui, en éradiquant le rat gris européen, mettra un terme à un demi-millénaire d’angoisse collective. En ce XVIe siècle, l’on ignore tout de ces détails et l’on n’imagine pas ce lointain dénouement heureux. On vit avec la peste, ou plutôt, l’on en meurt, régulièrement. Nul ne comprend pourquoi la maladie apparaît, disparaît, reparaît, au long de cycles impénétrables. La seule certitude est que, sauf rarissimes exceptions, on ne survit pas à la peste. L’unique défense est de fuir les zones contaminées, quitte à transporter le bacille avec soi et infester de nouvelles régions, ou se confiner, volontairement ou sur ordre des autorités, mesures qui n’empêcheront jamais une puce d’entrer, hélas…
Une fois admis que la peste tue et qu’elle est toute-puissante, ne restent que les formules incantatoires accrochées aux portes, du type "pars vite et reviens tard !", les images pieuses fixées sur les maisons — celle du Sacré Cœur, pendant l’épouvantable épidémie marseillaise de 1720-1722, a, semble-t-il, puissamment aidé à apaiser la diffusion du fléau, et la prière… Ce dernier moyen, tout le monde en convient, est le plus efficace et il faut reconnaître que l’annonce de la présence d’un pestiféré dans le voisinage est une façon infaillible de réveiller les piétés endormies.
La piété de Draguignan
À Draguignan, en Provence, l’on aime de tous temps la Bonne Mère. Avant la Révolution, la ville ne compte pas moins de cinq églises placées sous son invocation. Parmi elles, près du rempart sud, dans ce qui, en cette fin de Moyen Âge, est un faubourg, il en est une qui revêt une importance particulière aux yeux des Dracénois : c’est Notre-Dame du Peuple. En son aspect actuel, elle doit dater du XVe siècle, temps bien troublé et riche en calamités diverses, mais il est probable que celle-ci a été rebâtie sur un édifice plus vieux de quelques centaines d’années et qu’elle a été élevée ici afin de commémorer une protection ancienne, constante, renouvelée, contre les épidémies. C’est du moins ce qu’affirme un document municipal datant de 1639 : "Cette ancienne dévotion à Notre-Dame a été de tout temps le secours du peuple en ses calamités et mêmement, la ville se trouvant affligée de peste, ses habitants firent construire cette chapelle sous le titre de Notre-Dame du Peuple, à cause que, par son intercession, l’ire de Son Fils avait été apaisée et le peuple délivré du mal." À quelle date, dans quelles circonstances ? On ne sait mais il est certain qu’ayant éprouvé la puissance de cette protection, Draguignan s’est appliquée à la conserver en organisant chaque 8 septembre, jour de la Nativité de Notre-Dame, une procession solennelle de toutes les paroisses vers Notre-Dame du Peuple, autorités locales en tête. Y manquer ? Pas question, de crainte que le Ciel rappelle les fautifs à l’ordre en laissant le mal s’abattre sur la cité…
Alors que l’on ramasse les cadavres à la pelle dans les rues de Marseille, de Toulon et même de Lorgues, une petite ville toute proche de Draguignan, la ville promet à la Bonne Mère de racheter et restaurer au plus vite sa chapelle si le choléra ne l’atteint pas. Contre toute logique sanitaire, le mal n’atteint pas la ville(...
En 1632, alors que les épidémies se font moins fréquentes, un religieux du couvent voisin des Minimes, en charge du sanctuaire, voulant lui redonner de l’éclat, obtient une copie de l’image de Marie vénérée dans un autre sanctuaire de la région, à Bargemon. L’une et l’autre sont sculptées dans le bois du chêne de Montaigu, en Brabant, où, depuis 1602, une image de la Vierge, vénérée sous le titre de Notre-Dame libératrice, opère de nombreux miracles. La statuette de Notre-Dame du Peuple devient dès lors la principale cause de l’affluence des pèlerins. Cette fidélité, en un temps où les épidémies semblent avoir disparu, explique-t-elle la protection étonnante dont Draguignan va jouir pendant la grande peste de 1720 ? Ses habitants en sont convaincus.
La peste de 1720
Rapportée du Levant par un navire marchand, le Grand saint Antoine, propriété des échevins marseillais qui, désireux de vendre sa marchandise lors de la foire de la Madeleine, fin juillet, à Beaucaire, l’ont très imprudemment dispensé de quarantaine, la peste se répand à une vitesse effrayante dans Marseille, puis dans toute la Provence, au point que les autorités, redoutant une contamination de la France entière, élèvent en catastrophe des "murs de la peste" surveillés par l’armée, qui coupent la région du reste du pays… Pour les Provençaux, il n’est plus de fuite possible et l’on abat à vue ceux qui s’y risquent… Toutes les villes, tous les villages de la région, même les plus isolés, sont désolés, perdant pour certains jusqu’à 80% de leur population. Très curieusement, seules trois agglomérations sont épargnées, ne comptant que deux ou trois décès, voire moins : Tarascon, où sainte Marthe semble s’être montrée plus efficace encore qu’avec la Tarasque, Apt où la protection de sainte Anne s’est révélée intangible, et Draguignan où Notre-Dame du Peuple n’a pas failli à sa réputation. En 1732, dix ans après la disparition définitive du fléau, qui, officiellement, ne reparaîtra jamais en France, les échevins dracénois offrent à l’église en témoignage d’action de grâces un tableau les représentant, avec la population, aux pieds de la Vierge protectrice.
À soixante ans de là, quand la Révolution éclate, les esprits forts se prétendent libérés de ces "superstitions" ridicules. La ci-devant sainte Vierge n’a jamais protégé personne de maladies dont la science commence d’expliquer les mécanismes et il est donc inutile d’attendre d’elle un secours contre des fléaux d’origine naturelle qui ne sont point des démonstrations de la colère divine… Forts de cette certitude et au grand dam des Dracénois, Notre-Dame du Peuple est fermée au culte, sa statue disparaît sans retour, et l’église profanée devient tour à tour grenier à foin, loge maçonnique et dépôt de poudre pour l’armée. Nul n’ose espérer la voir rendue un jour aux catholiques…
Les cadavres à la pelle
Pourtant, voilà qu’en ces temps éclairés, survient un fléau moyenâgeux : en février 1832, le choléra, maladie exotique venue d’Inde, débarque à Dieppe par le paquebot qui fait la liaison avec l’Angleterre. Le bacille du choléra, mais les médecins ne le savent pas, se transmet par les eaux souillées et les déjections des malades. Dans une société à l’hygiène encore rudimentaire, l’épidémie se propage en quelques semaines dans toute la France, à une vitesse terrifiante et, faute de comprendre que les patients meurent de déshydratation massive, fait des centaines de milliers de victimes. Une panique inimaginable s’empare du pays et l’on voit même des gens emmurer chez eux et les y laisser mourir leurs voisins, leurs parents, mari, femme, enfants, soupçonnés d’être cholériques… Dans ce contexte d’affolement, les Dracénois se souviennent brusquement de l’existence de Notre-Dame du Peuple. Alors que l’on ramasse les cadavres à la pelle dans les rues de Marseille, de Toulon et même de Lorgues, une petite ville toute proche de Draguignan, la ville promet à la Bonne Mère de racheter et restaurer au plus vite sa chapelle si le choléra ne l’atteint pas.
Contre toute logique sanitaire, le mal n’atteint pas la ville, et ne l’atteindra pas davantage au cours des flambées épidémiques qui, jusque dans les années 1920, reviendront périodiquement frapper la Provence. Tenant leur promesse, à grand renfort de souscription, les Dracénois rachètent Notre-Dame du Peuple, la restaurent, font refaire sa statue, et la rendent au culte en 1836. Depuis, sa protection n’a jamais cessé !