Le nom de Garaison ne vous dit probablement rien, sauf si vous êtes originaire de la région pyrénéenne. Pourtant, pendant près de quatre siècles, son sanctuaire a connu, bien au-delà des limites du diocèse d’Auch auquel il a appartenu jusqu’à la Révolution avant d’être rattaché à celui de Tarbes, une célébrité que seules les apparitions de Lourdes et leur écho mondial éclipseront. Nous sommes en 1515, l’année où François Ier, monté sur le trône le 1er janvier à 20 ans, s’illustrera à Marignan. C’est probablement la fin du printemps, mais la chronique ne le précise pas. Ce jour-là, sur la paroisse de Montléon, une fillette de 12 ou 13 ans, Anglèze de Sagazan, fait paître les brebis au Val de Garaison, « à deux traits d’arquebuse » de la maison paternelle, autrement dit guère plus de cent mètres, les armes à feu de l’époque ne portant pas loin. L’endroit est plaisant, surtout à la belle saison. Une source, en effet, jaillit là, abondante même par fortes chaleurs, permettant de se rafraîchir et d’abreuver le bétail. Au-dessus de la fontaine, "un bel aubépin", une aubépine sauvage, offre de l’ombre.
Une jeune Dame aux yeux « gracieux »
Pourtant, malgré le charme du lieu, Anglèze, dit-on, est "seulette et désolée". Est-ce l’ennui de sa tâche ? Probablement pas, car c’est le sort de tous les garçons et filles de son âge de travailler ainsi et nul ne songe à se rebeller contre ce destin. Sa tristesse est plus sûrement liée aux soucis d’argent de ses parents qui peinent à vivre, de sorte que l’adolescente n’a pour tout repas qu’un petit morceau de pain noir bien rassis. Encore, et elle le sait, est-elle privilégiée et les siens se sont-ils privés pour lui assurer à manger car la huche familiale est désespérément vide… Il y a bien de quoi être désolée, en effet, et Anglèze, puisqu’elle est seule, essuie quelques larmes.
Or, voici qu’elle s’aperçoit, à son vif étonnement, qu’en fait, elle n’est pas seule. Une jeune Dame vêtue d’une robe blanche se tient à côté d’elle, sans que la bergère comprenne d’où elle a surgi. Cette Dame est belle, sereine et grave à la fois, majestueuse mais ses yeux "gracieux" sont si pleins de bonté qu’Anglèze ne songe pas à s’effrayer. S’adressant à la fillette, la Dame lui dit : "N’aie pas peur ! Je suis la Vierge Marie, la Mère de votre Rédempteur Jésus-Christ. J’ai choisi ce lieu pour le combler de bénédictions. Va promptement à ton père et qu’il avertisse à son tour les gens de Montléon qu’on me bâtisse ici une chapelle. N’oubliez pas de remercier Dieu de Ses bienfaits." Ainsi Notre-Dame aime-t-elle se choisir des sites à sa convenance et y demander la construction de sanctuaires où Elle répandra ses grâces. Elle a déjà souvent tenu ce genre de propos, et Elle les tiendra souvent encore. Quant au choix de la bergère, il est classique aussi.
Une superbe miche de pain blanc
Anglèze, pas plus étonnée que cela, se hâte vers la maison familiale afin de prévenir son père. Guillaume de Sagazan est un homme simple et pieux et, quand sa fille, qu’il sait sage et dévote, lui raconte son aventure, il y croit sans se poser de questions et court à Montléon avertir les autorités locales. Hélas, celles-ci lui rient au nez et l’envoient promener. Sagazan rentre chez lui déconfit et annonce à Anglèze, tête basse, que les choses ne se sont point passées comme il l’espérait… Le lendemain, la petite retourne paître son troupeau au même endroit et la Dame reparaît, lui réitère sa demande et enjoint à son père de retourner au village rapporter son message, ajoutant qu’il "ne faut pas avoir peur de se mettre à l’ouvrage" rapidement. Sagazan retourne au bourg, redit les mots de la Dame, son insistance.
Cette fois, certains sont ébranlés ; certes, le bonhomme est pauvre, sans instruction, sans appui, mais on le sait honnête, sa petite aussi et l’on ne se moque plus de lui, dans l’idée qu’après tout, il pourrait bien se passer des choses étranges au Val de Garaison. Si les notables n’osent aller y voir eux-mêmes, de crainte du ridicule, ils demandent à l’un des Anciens du village, "âgé de plus soixante-dix ans", ce qui, à l’époque, en fait un grand vieillard, et un témoin sérieux, de s’y rendre. Ce septuagénaire s’appelle Sagazan, lui aussi, et cousine avec la voyante. Rien d’étonnant dans ces petites communautés rurales où tout le monde a des liens de parenté. C’est d’ailleurs avec une bonne partie des membres de la famille étendue que le vieux se rend le lendemain à Garaison.
La bergère tend son quignon de pain noir et sec et voilà que, sous les yeux médusés de l’assistance, il se transforme en une superbe miche de pain blanc parfumée et si savoureuse que nul ne se souvient dans l’assistance d’en avoir mangé de pareille.
Anglèze se tient près de la fontaine, et assure que la Dame est là, Elle aussi, qu’Elle demande toujours sa chapelle. Au demeurant, impossible de traiter la fillette de menteuse : s’ils ne voient pas la Sainte Vierge, les témoins l’entendent tous distinctement. Mais, puisqu’il faut des preuves aux notables, Notre-Dame demande à Anglèze de sortir de son panier le pain de son déjeuner et de le lui montrer. La bergère tend son quignon de pain noir et sec et voilà que, sous les yeux médusés de l’assistance, il se transforme en une superbe miche de pain blanc parfumée et si savoureuse que nul ne se souvient dans l’assistance d’en avoir mangé de pareille. Notre-Dame ajoute avec un sourire à l’adresse d’Anglèze : "Va dire à ton père et ta mère d’aller ouvrir la huche car ils la trouveront débordante de pain." Chacun se précipite à la "logette" des Sagazan, le père ouvre la maie, si désespérément vide depuis des jours : elle est pleine à ras bord de beau pain blanc.
La chapelle s’élève
On emporte le pain noir dont chacun a vu la transformation, et un peu de celui qui déborde de la huche des Sagazan. Cette fois, les autorités municipales et le curé, consulté, se rendent à l’évidence, crient au miracle et, désolés d’avoir fait attendre trois jours Notre-Dame, courent en masse et en procession à Garaison. Une croix est dressée au-dessus de la fontaine, des malades, des infirmes y boivent, et soutiennent qu’ils sont guéris. Les foules ne tardent pas à accourir de toute la région, et les miracles se multiplient. La chapelle demandée s’élève, très vite trop petite en raison de l’afflux des pèlerins. Dès 1537, l’on recueille des dons pour l’agrandir, ce qui sera chose faite en 1540 où l’édifice prend le nom de Notre-Dame de Pitié et des sept douleurs. À cette époque, Anglèze de Sagazan s’est retirée depuis bien des années à l’abbaye bernardine Notre-Dame de Lum-Dieu, à Fabas en Haute-Garonne, dotée par les consuls de Montléon ; elle y mourra le 8 septembre 1589, très âgée, abbesse de la maison.
Dans l’intervalle, la Réforme est passée par là, et les Guerres de religion. La reine de Navarre, Jeanne d’Albret, convertie au protestantisme, emportée par une haine fanatique du catholicisme, s’acharne avec une violence implacable sur les sanctuaires marials de ses États et de tout le Sud-Ouest, qu’elle contrôle d’une main de fer. C’est par douzaines qu’ils sont profanés, détruits, incendiés, leurs statues, souvent miraculeuses, brisées à coups de masse et les populations catholiques qui tentent de s’y opposer victimes de brimades et d’amendes.
Le pape Urbain VIII, en 1626, accorde une indulgence plénière aux pèlerins, en attirant tellement que le nombre de chapelains doit être porté à dix-huit afin d’assurer les sacrements et la messe à tous.
Contre toute attente, Notre-Dame de Garaison, l’un des plus célèbres pourtant, est à peu près épargnée. Un temps au moins, les pèlerinages continuent comme si de rien n’était : protection miraculeuse ou crainte des autorités de susciter, en s’en prenant à l’église une réaction populaire trop violente pour être contrôlée ? Un peu des deux à la fois. Toutefois, un parti de huguenots s’y risque et jette la statue de Notre-Dame de Pitié dans le feu. Quand ils s’en vont, fiers de cet exploit, les fidèles, stupéfaits, constatent que la sainte image, restée plus de deux heures dans le brasier, est certes noircie mais intacte. Notre-Dame de Garaison, que bien des gens nomment plutôt « de Guérison » sort indemne de cette longue crise et sa renommée ne cesse de s’étendre, au point, une fois encore, que ses bâtiments deviennent trop étroits pour ses dévots. Il faudrait agrandir, embellir, enrichir mais, malheureusement, les seuls à s’enrichir dans l’affaire sont les chapelains du sanctuaire et les autorités municipales qui récoltent les dons des pèlerins mais n’en reversent que le strict minimum aux besoins du pèlerinage.
Plus de 200 guérisons
Au tout début du XVIIe siècle, l’évêque d’Auch, Mgr de Trappes, attaché à Garaison où il aime faire retraite, y emmène un ami de passage, Pierre Geoffroy, un riche et pieux Bourguignon. Pierre Geoffroy tombe sous le charme du sanctuaire et se scandalise des abus dont il est victime. Il n’a plus qu’une idée : se dévouer, le reste de ses jours, à Notre-Dame de Garaison. Il s’installe sur place en 1604 avec plusieurs prêtres, dont l’abbé de Rochefort, très riche, lui aussi, et musicien très célèbre. Le sanctuaire est détaché de la paroisse afin de lui assurer une pleine autonomie financière ; Louis XIII, toujours attentif à réparer les crimes de sa grand-mère d’Albret contre Notre-Dame lui concède quelques années plus tard tous les terrains alentour. Anne d’Autriche lui fera offrir ensuite l’une des couronnes précieuses portées par le petit Louis XIV durant son enfance. Grâce à ces dons et ceux des pèlerins, Notre-Dame de Pitié est agrandie et transformée pour devenir une église baroque remplie de merveilles : retables, statue Renaissance de la Vierge des douleurs, bas-reliefs. Le pape Urbain VIII, en 1626, accorde une indulgence plénière aux pèlerins, en attirant tellement que le nombre de chapelains doit être porté à dix-huit afin d’assurer les sacrements et la messe à tous. Bientôt, ces chapelains deviennent une congrégation religieuse à part entière d’où sortiront plus tard les Pères de Bétharam puis de Lourdes. Les annales du sanctuaire recensent plus de deux cents guérisons jugées miraculeuses.
Dans cette région profondément catholique, le jansénisme et les idées des Lumières n’altèrent pas la piété mariale, comme c’est souvent le cas ailleurs, et la Révolution trouve Garaison toujours fréquenté et si chéri du peuple que les projets de destruction du sanctuaire, conformes aux lois de déchristianisation de la Terreur, semblent impossibles à mettre en œuvre. L’on se contente d’enlever de la chapelle, avant sa fermeture, la statue de la Pietà et les autres objets du culte qui sont, non pas confisqués, comme ailleurs, mais transférés dans l’église paroissiale. Et Notre-Dame de Pitié, fermée au culte, comme le seront bientôt toutes les églises de France, est abandonnée à elle-même.
Le retour de Notre-Dame de Pitié
Cet abandon va durer près d’un demi-siècle, au cours duquel la pauvre chapelle, vendue comme bien national, puis abandonnée, comme tant d’autres, tombe lentement en ruines, les autorités diocésaines concordataires ayant déjà trop à faire et trop peu de moyens pour se soucier d’elle alors que tout est à relever. Ce n’est qu’en 1833 que l’évêque de Tarbes, diocèse auquel Garaison appartient désormais, s’y rend pour la première fois. Il est frappé de stupeur devant l’état de délaissement de ce sanctuaire jadis si célèbre et cherche les moyens de racheter les bâtiments. L’un des anciens chapelains survivants, l’abbé de Verdelin, et le grand vicaire, l’abbé Laurence, futur évêque de Tarbes, trouvent en 1834 les fonds nécessaires pour les acquérir et les restaurer. En 1835, la statue de Notre-Dame de Pitié est solennellement ramenée chez elle et le pèlerinage renaît, retrouvant une grande part de sa fréquentation ; parmi ses dévots habitués, l’on compte François Soubirous, un jeune meunier de Lourdes qui sera le père de Bernadette.
Mgr Laurence obtiendra en 1865 les honneurs du couronnement à Notre-Dame de Garaison mais, trois ans plus tôt, en reconnaissant les "faits de Lourdes" en 1858, il a lui-même crée à l’ancien pèlerinage une concurrence énorme, internationale, contre laquelle nul ne saurait lutter. Qui, parmi ceux qui se rendent à la Grotte de Massabielle, connaît Anglèze de Sagazan, bergère et pauvre, comme Bernadette et qui, comme elle, vit une Dame vêtue de blanc au bord d’un cours d’eau lui demander de faire en ces lieux bâtir une chapelle ?