Jadis, enseigner voulait dire : apprendre. Le savoir était un monde stable, une montagne à gravir. Un honnête homme du temps de Blaise Pascal pouvait espérer avoir atteint le sommet à la fin de sa vie, c’est-à-dire avoir lu tout ce que l’intelligence humaine avait publié de notable depuis les origines : trois mille livres, en gros, du De Natura Rerum de Lucrèce au Discours de la Méthode de Descartes. Trois siècles plus tard, les choses n’avaient guère changé. Certes, le savoir était devenu infiniment plus vaste, il y avait davantage de livres importants à connaître que de jours dans la vie d’un homme, mais les savants continuaient de former une communauté qui partageait un socle commun et pouvait se consacrer à une vocation simple : découvrir pour transmettre par l'éducation.
Apprendre à apprendre
Les choses se sont emballées à la fin du XXe siècle. Le volume du savoir s’est mis à croître à un rythme exponentiel, à tel point qu’apprendre ne suffisait plus. Le directeur de Sciences Po de l’époque, Jacques Chapsal, lança un slogan pendant les années soixante-dix : il ne faut plus "apprendre" mais "apprendre à apprendre". Le savoir, c’était désormais la capacité d’exploiter et de mettre en ordre la masse disponible et mouvante des connaissances. On se concentra sur la méthode. Comme l’avait déjà suggéré Emmanuel Kant, on s’avisa que la bonne manière d’accroître ses connaissances était de les classer. Classer un savoir, c’est l’augmenter. Dans les écoles primaires, on renonça à apprendre par cœur. On s’égara dans les mathématiques modernes et la méthode globale d’apprentissage de la lecture. Les cerveaux subirent un entraînement différent, moins musculaire et plus agile, qui suscita une autre manière de voir le monde.
Le message évangélique est à la fois définitif et inépuisable. Il demeure comme une montagne de stabilité encore inexplorée dans un monde qui se perd.
Alors Internet arriva. La clef de la bibliothèque mondiale se retrouva dans toutes les poches. L’effort long céda la place à la valorisation de l’instant. Désormais, la somme des connaissances humaines double tous les six mois. Une vie entière ne suffit plus à lire les publications nouvelles d’une seule journée. Le savoir universel est immédiatement disponible. Il est tellement foisonnant qu’il fait perdre la tête. Tout le monde est expert. Ou plutôt tout le monde croit l’être. Devant l’écran de notre ordinateur, nous nous promenons dans une gigantesque bibliothèque dont les rayonnages doublent de longueur à chaque semestre. Nous n’avons plus besoin d’apprendre par cœur un poème pour en disposer dans notre âme : en un clic, nous l’avons sous les yeux. Nous n’avons plus besoin de maîtriser le calcul mental : notre téléphone mobile s’en charge pour nous. Il nous sera bientôt inutile de consentir un investissement ascétique dans la connaissance d’une langue étrangère : des logiciels le feront à notre place. Nous vivrons de plus en plus intensément, mais par procuration. Nous raisonnerons plus vite, mais au rythme de la seule émotion.
Apprendre à être, par l'éducation
Cette révolution nous interroge sur le sens à donner à l’éducation. Pour nos enfants il ne s’agira plus d’apprendre, ni même d’apprendre à apprendre : il s’agira d’apprendre à être. Nous nous devons de conduire nos enfants vers l’essentiel, c’est-à-dire vers ce qui demeure plutôt que vers ce qui passe. Le message évangélique est à la fois définitif et inépuisable. Il demeure comme une montagne de stabilité encore inexplorée dans un monde qui se perd.