Sucre, confiture ou Nutella ? demande Jurand, ingénieur et père de deux ados, en tendant une assiette pleine de crêpes préparées à l’improviste. Autour de la table rapidement dressée par sa femme Kasia, se réunissent leurs enfants Anna et Stas, la voisine Zosia avec Nina, sa fille de 12 ans, mais aussi Luba et sa fille Masha, 14 ans. Ces deux dernières viennent d’arriver d’Odessa. Comme 160 autres réfugiés ukrainiens, elles ont été accueillies par les habitants de Bolechowice, banlieue pittoresque de Cracovie. Le langage culinaire n’a pas besoin de google translate, commente Zosia. En effet, l’odeur des crêpes a un pouvoir universel : les visages de Luba et de Masha se détendent légèrement, la jeune fille esquisse même un timide sourire. Depuis le début de la guerre, les après-midi de week-end traditionnellement passés en compagnie des voisins de Bolechowice, village de 1.900 âmes, se sont tout naturellement élargis à d’autres voisins… ceux venus d’Ukraine. À l’invitation « Venez déjeuner » suivent les mêmes questions : « Combien serez-vous ? Et les enfants, quel est leur âge ? ». Telle est la nouvelle routine quotidienne de ces familles polonaises, dont l’élan de solidarité ne faiblit près d'un mois après l’invasion de l’armée russe en Ukraine.
Zosia : Je pense que nous avons tous ressenti l’impératif moral absolu d’aider le mieux possible ces femmes et enfants qui fuient la guerre.
L’idée de se mobiliser entre habitants de Bolechowice est venue de Zosia Czartoryska-Zalewska. Cette mère de cinq enfants âgée de 42 ans, professeur de français, a eu l’idée avec son mari Jacek d’aider ceux qui fuient les bombes dès le lendemain du début de la guerre. Son initiative a été immédiatement reprise par Jurand Podgorny, 43 ans, et deux autres voisines, Ewelina et Aleksandra. Cinq jours après l’éclatement de la guerre, ils se sont tous retrouvés chez Zosia et Jacek pour répartir les tâches. Le groupe s'élargit rapidement à vingt personnes. Il fallait agir vite.
En premier lieu, prendre contact avec une fondation polono-ukrainienne qui, installée à la gare de Cracovie, est le lieu principal où arrivent en masse les réfugiés partis de Lviv, située à peine à 300 kilomètres. Ensuite, chercher et préparer des lieux où les accueillir. Plusieurs pistes sont tout de suite apparues : les chambres et les appartements vides dont certains disposent, mais également des lieux à équiper entièrement, comme cette salle de fitness transformée en dortoir pour une vingtaine de personnes. Pour être efficace, il a fallu constituer une base de données mise à jour continuellement, comprenant la liste des familles ou des institutions prêtes à accueillir les réfugiés, en indiquant le nombre de places et le temps d’accueil possible. « Quelqu’un vient de me proposer de m’offrir un vrai logiciel de réservations utilisé par des hôtels. Cela nous facilitera la tâche, il faut juste que j’apprenne à l’utiliser ! ».
Zosia : Il y a des situations très difficiles comme celle d’aider une maman qui arrive avec son enfant handicapé, ou savoir dire les mots justes quand il faut consoler une autre maman paralysée par la peur...
Pour son récit à Aleteia, elle me donne rendez-vous à 8 heures du matin. C’est le seul moment à peu près calme de la journée, avant que son téléphone ne se mette à sonner sans arrêt. Même ses nuits sont interrompues régulièrement par des appels à l’aide. « Je ne pensais pas que notre initiative me prendrait tant d’énergie, mais je sais qu’il faut continuer à essayer de résoudre chaque problème. Et il y a des situations très difficiles parfois comme celle d’aider une maman qui arrive avec son enfant handicapé, savoir dire les mots justes quand il faut consoler et mobiliser une autre maman paralysée par la peur, pour qu’elle essaie de recommencer petit à petit à vivre, rien que pour ses enfants…", explique Zosia, dont le visage exprime un mélange étonnant de discrétion et de détermination. Elle poursuit : "Je pense que nous avons tous ressenti l’impératif moral absolu d’aider le mieux possible ces femmes et enfants qui fuient la guerre. Quant à moi, j’éprouve aussi une profonde colère contre Poutine : de quel droit, détruit-il la vie de ces familles ?", se demande-t-elle en retenant quelques larmes.
Tout en écoutant mes questions, je vois bien qu’elle est déjà préoccupée par les défis à relever d’une journée qui commence à peine : organiser le transport depuis la gare, équiper en matelas un appartement, acheter un frigo et une machine à laver le linge pour le dortoir, ne pas oublier les draps… Et encore, donner les indications et les bonnes adresses aux voisines « seniors », celles qui préparent chaque jour la soupe qu’elles livrent elles-mêmes aux nouveaux arrivants…
Ceux qui connaissent bien Zosia ne s’étonnent pas de son engagement. "Zosia vit de l’Evangile, ancrée tout naturellement dans son quotidien, certainement grâce à l’éducation et à la formation chrétienne qu’elle a reçue jeune fille. Et elle s’est toujours beaucoup engagée pour les autres. Sa sagesse et sa foi nous inspire tous, aujourd’hui dans l’aide pour les familles ukrainiennes", confie Kasia, sa voisine et amie.
Grâce au bouche-à-oreille, de nombreux habitants de Bolechowice ont répondu "oui" à cet élan de solidarité du village : ceux qui se connaissaient bien déjà, ceux qui n’étaient que des voisins, mais également les pompiers volontaires, le directeur de l’école, les instituteurs, certains commerçants. De son côté, le curé de la paroisse, le père Stanisław Kozieł, donne un temps de parole aux organisateurs à la fin de chaque messe du dimanche (il y en a cinq), pour dire les besoins logistiques et financiers du moment aux paroissiens.
Si la mobilisation n’est pas prête de faiblir, Jurand a bien conscience que pour durer sur le long terme, cette initiative doit se structurer. Il s’est mis à la recherche de soutiens financiers pour assurer la prise en charge des réfugiés. Cet ingénieur gère au quotidien une cinquantaine d’employés pour son entreprise de bâtiment. Depuis le début de la guerre, le rythme de sa journée a changé sensiblement. Les nuits sont très courtes : pour répondre aux questions d’Aleteia, il me donne rendez-vous à 6h30 du matin. Grand, sportif, il semble être debout depuis longtemps déjà, son téléphone vibre régulièrement. "En accueillant 160 réfugiés dans notre village, nous en avons pris la responsabilité. Cela veut dire qu’il faut les aider comme s'ils allaient rester ici plusieurs mois, peut-être, plusieurs années même…", explique-t-il, en précisant qu’aujourd’hui, l’aide consiste à assurer l’essentiel pour que ces familles puissent retrouver des conditions de vie quotidienne les plus normales possibles et pour qu’elles se sentent à nouveau en sécurité.
Jurand : J’aimerais qu’elles se disent que leur nouvelle vie est à Bolechowice, qu’elles s’y sentent un peu chez elles ici...
Mais l’idée est d’aller plus loin : il faut inscrire les enfants à l’école, trouver du travail ou une occupation pour les mères et les grand-mères. "Il est très important qu’elles se sentent complètement intégrées dans la vie de notre village et qu’elles retrouvent leur dignité bafouée si brutalement par la guerre. J’aimerais qu’elles se disent que leur nouvelle vie est à Bolechowice, qu’elles s’y sentent un peu chez elles ici", poursuit-il tout en s’interrompant plusieurs fois pour lire les textos qui ne cessent de vibrer sur son téléphone.
"Là, me dit-il, c’est mon voisin qui confirme qu’il laisse à la disposition des réfugiés son appartement. Seulement, il faut l’équiper en lits ou au moins en matelas, il n’y a rien sur place", confie t-il. Après avoir relayé l’information sur le groupe WhatsApp dédié à tous les bénévoles du village, Jurand relève la tête et reprend notre entretien. Personnellement, avec sa famille, il s’est débrouillé pour mettre à disposition cinq logements pour cinq familles au total. Mais la difficulté principale pour tenir à long terme, c’est l’argent. "Nous mettons tous ce que nous avons pour aider, mais dans deux mois, nous n’aurons plus aucune réserve d’argent, alors qu’il faudra penser aux inscriptions à l’école des enfants, aux cartables, aux manuels, à quelques ordinateurs pour les plus grands, aux cours de polonais…". Jurand poursuit en cherchant à haute voix la meilleure solution : peut-être des parrainages entre les familles ? Il note l’idée sur un carnet qui ne le quitte jamais, il en reparlera ce soir avec Jacek, le mari de Zosia, autant engagé que lui dans toutes ces questions. Les deux ingénieurs ont prévu de se retrouver à 22h pour faire le point, chercher encore d'autres idées et analyser les demandes d’argent pour financer les besoins urgents.
Jurand : La prière m’aide beaucoup, dès que j’ai un moment, je prie pour la paix. C’est la prière qui me permettra, je l’espère, d’aider le mieux possible ces familles.
Comment pourra t-il tenir sur le long terme face à cette action qui a bouleversé son quotidien ? À cette question, il répond tout simplement "Face à un tel drame, tout homme honnête qui cherche le bien dans sa vie, ne peut pas ne pas aider, non ?".
Et la foi dans tout ça ? "La prière m’aide beaucoup, dès que j’ai un moment, je prie pour la paix. C’est la prière qui me permettra, je l’espère, d’aider le mieux possible ces familles et de tenir dans mon engagement de façon efficace", confie-il. Kasia, son épouse, vient de nous rejoindre. Elle vérifie dans ses textos combien ils seront tous à déjeuner ce jour-là : Irina et Alina, les deux sœurs qui ont fui Kharkiv bombardée et Natasha, leurs amie originaire de Kiev, toutes avec leurs enfants, le plus jeune qui n’a qu’un an et demi… Il faut penser aux jouets et au lit de bébé pour sa sieste, réfléchit-elle à haute voix. Kasia est professeur de lettres polonaises, très attachée à Jean Paul II qu’elle a eu la chance de connaître petite fille. Avant de repartir dans la cave de la maison pour chercher le lit de bébé qui a servi à ses propres enfants, elle s’arrête pour partager avec nous cette phrase de l’Evangile qu’elle répète sans cesse avec son mari depuis le début de la guerre : "Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait." (Mt 25, 40).
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