"Impossible de rester chez moi à regarder, consterné, les éditions spéciales sur la guerre en Ukraine. Je devais faire quelque chose tout de suite. C'était un impératif", confie Darek à Aleteia. Le lendemain de l’invasion, cet informaticien polonais de 34 ans a décidé de partir avec deux amis à Przemysl, à la frontière polono-ukrainienne. "C’était encore un peu chaotique, les choses commençaient seulement à s’organiser, mais finalement très rapidement à la gare de la ville, nous avons proposé à trois femmes et leurs enfants de les amener tout de suite à Varsovie", explique-t-il. Avec sa femme Julia, il partage désormais leur appartement de trois pièces avec Tatiana, 31 ans, institutrice, et son fils de 5 ans, Zenia. Le mari de Tatiana est resté en Ukraine, il fait partie de la défense territoriale. "Dès que je suis arrivée à la gare, je me suis sentie en sécurité, accueillie avec tant de gentillesse. C’était tellement réconfortant de voir au milieu de ce cauchemar tous ces gestes de générosité", confie de son côté Tatiana qui, très émue, tente de cacher ses larmes en s’éloignant un instant. "Je ne sais pas comment remercier tous ces gens à la gare de Przemysl qui me tendaient des sandwiches, des bols de soupe ou des sucettes pour mon fils. Et surtout, je ne sais pas comment remercier Darek qui m’a offert son toit le temps qu’il faut, le temps qu’on retrouve la paix et qu’on rentre chez nous à Dnipro…".
Comme Tatiana, plus d'1,4 million de réfugiés ukrainiens sont arrivés en Pologne depuis le début de l'offensive russe, le 24 février 2022. Le jour même, la Pologne a ouvert ses frontières à tous ceux qui fuyaient la guerre, mettant en place des points d'accueil le long de la frontière. Les autorités ont facilité les formalités à la frontière et organisé des centres d'accueil un peu partout, dans les mairies, les églises, les écoles ou les centres de sports. Dans les gares des grandes villes, par exemple à Varsovie, à Cracovie et à Wroclaw, des dizaines de volontaires attendent les réfugiés à leur descente de train pour les informer des possibilités d'hébergement et d'autres formes d'assistance médicale et administrative ainsi que les transports gratuits. De nombreuses écoles ont d'ores et déjà ouvert leurs portes aux enfants ukrainiens, les femmes et les enfants constituant la grande majorité des réfugiés, les hommes étant mobilisés dans la défense territoriale en Ukraine.
Un élan de solidarité sans précédent
Cette aide, mise en œuvre et soutenue par le gouvernement, est surtout celle de la société polonaise toute entière qui s'est mobilisée à travers le pays. Les dons affluent : nourriture, vêtements, médicaments et autres produits essentiels. Cette aide n’est pas que matérielle. De très nombreux Polonais s’impliquent personnellement, ils transportent les réfugiés depuis la frontière, ils proposent leurs maisons comme abri. Des gens ordinaires, des laïcs, des prêtres, des étudiants, des fonctionnaires, des élus locaux toutes couleurs politiques confondues… Tous semblent s’unir aujourd’hui dans un grand élan de générosité et de solidarité.
Paradoxalement, Vladimir Poutine a réussi à réanimer un élan de solidarité, celui de Solidarnosc, celui qui a permis à la Pologne de sortir du communisme.
C’est le constat que fait Jan Emeryk Rościszewski, hospitalier de l'Ordre de Malte en Pologne qui aide les Ukrainiens depuis la révolution de Maïdan en 2014. Cette très ancienne organisation caritative évacuait alors les blessés en les transportant en Pologne pour les soigner sur place. Depuis le déclenchement de la guerre, l’Ordre de Malte et ses bénévoles continuent cette mission, notamment auprès des hôpitaux ukrainiens d’Ivano-Frankivsk et de Lviv, à l'ouest du pays, tout en apportant une aide d’urgence aux réfugiés le long de la frontière. De nombreuses tentes avec de la nourriture, une assistance médicale et des lits sont bien installés.
"Paradoxalement, Vladimir Poutine a réussi à réanimer un élan de solidarité, celui de Solidarnosc, celui qui a permis à la Pologne de sortir du communisme", analyse-t-il. "Mais il s’est passé encore quelque chose de plus : c’est à Vladimir Poutine que l’on doit une unité inespérée et une solidarité sans précédent au sein même de l’Union européenne et de l’Otan", ajoute-t-il.
Dès le lendemain de l’offensive russe, des groupes se sont organisés sur Facebook. L’aide pour l’Ukraine a réuni en quelque jours près de 500.000 inscrits. On y voit des milliers d’annonces : "À Lodz, je peux héberger jusqu’à trois personnes dans une chambre, le temps nécessaire" ou "Je suis psychothérapeute, je suis à Varsovie, je peux me déplacer pour consulter les enfants réfugiés". Ou encore : "Je suis gynécologue, je reçois gratuitement les femmes ukrainiennes enceintes".
C’est une véritable chaîne d’aide qui traverse tout le pays. Il suffit de mettre une annonce, quelques minutes plus tard, plusieurs personnes réagissent.
"C’est une véritable chaîne d’aide qui traverse tout le pays. Il suffit de mettre une annonce, quelques minutes plus tard, plusieurs personnes réagissent", explique Ewa, 55 ans, architecte et mère de trois enfants originaire de Cracovie. Ewa n’a pas hésité à répondre à l’annonce d’une famille ukrainienne qui recherchait un toit pour onze personnes. Disposant par chance d’un appartement vide, elle a signalé alors qu’elle pouvait prendre en charge tout le monde, sans même savoir à ce moment comment réussir à le meubler en si peu de temps. Mais les membres du groupe Facebook ont réagi de la même manière qu’elle : "C’était inimaginable. En une journée, l’appartement a été équipé. Grâce aux réseaux sociaux, quelqu’un m’a apporté des lits, un autre des chaises, encore une autre personne s’est débrouillée pour acheter des draps", raconte-elle, heureuse de pouvoir accueillir deux jours plus tard cette famille nombreuse : trois sœurs avec leurs enfants, grands-parents et belle-mère.
Et quand on lui demande comment elle explique ce mouvement exceptionnel de solidarité, elle réfléchit à haute voix : "La guerre est pratiquement sous nos yeux, c’est donc à la fois un merveilleux élan d’empathie, mais en même temps la peur palpable de la menace russe qui devient à nouveau réelle", reconnaît-elle.
"Cette peur de la menace russe est ancrée en chaque Polonais", explique Marcin Przeciszewski, directeur de l’agence catholique polonaise KAI. "Alors, dès que les chars russes sont entrés en Ukraine, les conflits internes polonais ont été mis de côté. Rien ne pouvait être plus important que le sentiment d’union et d’amitié entre les deux nations, pourtant marquées dans l’histoire par des conflits douloureux", reprend-t-il. "Mais face à l’invasion russe, tout s’est effacé. La Pologne et l’Ukraine ont la même raison d’être, celle évoquée déjà par Jozef Pilsudski, le grand homme d’État de l’entre-deux guerres : "Il n’y aura pas de Pologne libre sans l’Ukraine libre", avait-il dit. La lutte pour l’indépendance d’Ukraine, constate Marcin, est la lutte pour l’indépendance de la Pologne."
Cette union des deux nations, visible aujourd’hui de façon éclatante, ne serait pas possible sans le rôle essentiel de Jean Paul II.
Selon lui, cette union des deux nations, visible aujourd’hui de façon éclatante, ne serait pas possible sans le rôle essentiel de Jean Paul II. Tout au long de son pontificat, le pape polonais a œuvré pour créer un pont entre l’Orient et l’Occident. Fait historique sans précédent, sa visite en Ukraine en juin 2001 "préparée depuis longtemps dans la prière", a été un signal d’encouragement pour l’Église en Europe afin "qu’elle puisse reprendre la respiration avec ses deux poumons", avait déclaré alors le pape polonais : à savoir l’Eglise d’Orient et l’Eglise d’Occident. La solidarité entre les deux nations en était la clef.
Pas de liberté sans solidarité
"Il n’y a pas de liberté sans Solidarité !" Pendant près de dix ans, en Pologne, ce slogan a été scandé au cours d’innombrables manifestations, il a été peint sur des milliers de murs. Le mot Solidarité, y compris dans sa version originale – Solidarnosc – devenu le symbole de la résistance au communisme à l’Est pendant toutes les années 1980, a fait le tour du monde. Or, derrière le nom du plus grand syndicat indépendant de l’histoire de l’Europe de l’Est, se cache l’essence du discours de Jean Paul II : la solidarité.
Le père Jozef Tischner, théologien, un des plus proches amis de Karol Wojtyla et aumônier de Solidarnosc expliquait en 1989 : "La réaction première des gens confrontés au totalitarisme, c’est la peur d’établir des liens entre eux, la fuite dans l’individualisme. La nouveauté polonaise, c’est la découverte de l’éthique de la solidarité. Sans ce lien – qui définit la religion – ne peuvent apparaître ni autogestion, ni démocratie, ni pluralisme." La solidarité, c’est donc le « lien » indispensable à l’homme en société, ce lien qui fait défaut aux sociétés totalitaires, littéralement « athéistes », c’est-à-dire s’efforçant de briser le lien de l’homme avec Dieu (re-ligio). "L’exigence des droits de l’homme procède directement de ce droit fondamental : être en lien avec ses semblables, être en lien avec Dieu", écrivait-il dans son ouvrage Ethique de Solidarité.
Signe des temps : le jour du déclenchement de la guerre en Ukraine, un quotidien polonais a ajouté un drapeau ukrainien à son entête en mettant à côté la célèbre citation de Jean Paul II qui lui sert de slogan : Il n'y a pas de liberté sans solidarité. Cette solidarité envers l’Ukraine, les Polonais en sont aujourd'hui les dépositaires. Et les gardiens.