Bien qu’il ne soit pas encore candidat, Emmanuel Macron semble bien parti pour être réélu. À moins de soixante-dix jours de la présidentielle, la gauche se morcèle toujours, le duo Zemmour/Le Pen se querelle et Valérie Pécresse piétine. L’ordre sanitaire contraste avec le désordre des forces en présence. Le chef de l’État profite de l’un comme de l’autre. Tant que durera la séquence Covid, l’Élysée peut dormir tranquille. Rien ni personne d’autre ne sera audible. L’AFP parle même de « débats retombant comme des soufflés » et qui « papillonnent […] sans s'installer dans la durée ». Bombardée par un Jacques-a-dit d’injonctions sanitaires, l’opinion flétrit tout discours étranger à ses peurs du moment. « C'est une campagne “Tefal”, on a le sentiment que tout glisse auprès des Français », note le sondeur Brice Teinturier. Et comme la Covid inhibe les candidats et que le pass les divise, Emmanuel Macron continue de les ceinturer sur le tatami des idées. Les intentions de vote le placent en tête au premier tour avec 24-25%.
Nuisances et divisions
L’étalon présidentiel est sans doute surcoté. Si François Hollande était méprisé, Emmanuel Macron est détesté par une partie de l’opinion à un point jamais égalé sous la Ve République. Toutefois, s’il ne faisait même que 20%, le chef de l’État dominerait encore ses concurrents, si on considère que Valérie Pécresse, Marine Le Pen et Éric Zemmour tournent chacun autour de 15%. La candidate LR se trouve dans la posture la plus délicate. « Elle n'a pas de personnage ni de récit », juge le politologue Philippe Moreau-Chevrolet. Si elle n’arrive pas à installer le duel avec le chef de l’État, elle se tassera une fois que celui-ci se sera déclaré.
Émiettée en cinq candidatures principales, la gauche n’est créditée que d’un quart des intentions de vote, un plafond historiquement bas. « On cultive la division au point de s'interdire mutuellement une chance de gagner », regrette un proche de Christiane Taubira. La primaire populaire n’y changera rien. Cependant, si la gauche ne gagne pas, son pouvoir de nuisance demeure. C’est peut-être même le gage de sa survie politique. Un vote sanction n’est pas à exclure. « Tuer » le président pour ne pas mourir soi-même. Si la gauche faisait perdre Emmanuel Macron, elle pourrait se remettre à rêver en replantant le drapeau progressiste dans le jardin de ses utopies. Toutes ces spéculations dépendent d’une question : quel sujet pourrait enfin « accrocher » la campagne ?
L’écologie à la peine
À gauche, on voudrait parler de social et d’environnement mais ça ne prend pas. Prenons par exemple le logement : malgré son poids dans le budget des Français, ce sujet est absent des débats. La gauche a profité mercredi de la présentation du rapport de la fondation Abbé-Pierre pour tenter de le faire émerger. Sans grand succès. L’écologie est aussi à la peine. Dans une tribune parue sur Franceinfo.fr, 1.400 chercheurs constatent que « le bruit médiatique est de plus en plus dans l'instantané et se focalise sur des polémiques, sans espace pour débattre de l'évolution des modèles de société ». Ce sujet est desservi par sa technicité, sa rhétorique apocalyptique et le fait qu’il dépasse les clivages partisans. Pourtant, « il y a eu une campagne présidentielle où l'environnement a été visible, celle de 2007 », rappelle Simon Persico, professeur à Sciences Po Grenoble. La plupart des candidats avaient alors signé le pacte de Nicolas Hulot. Aujourd’hui, regrette l’universitaire, « l’extrême droite arrive à imposer ses thèmes — immigration, insécurité — au détriment de l'environnement ».
Sécurité et identité
Imposer ? C’est beaucoup dire. Mercredi, quand la gauche était chez l’Abbé Pierre, la droite participait au « grand oral » du syndicat de police Alliance. La gauche avait décliné l’invitation. Ce moment est perçu comme un passage obligé pour tout candidat vissé à un discours sécuritaire. On s’aperçut que le mot « voyou » est un élément de langage commun à Valérie Pécresse, Marine Le Pen et Éric Zemmour. Pécresse assura qu'elle serait « intraitable » avec les « voyous ». À Brest, Le Pen jura que « dans moins de cent jours les voyous auront un gouvernement pour les combattre ». À Cannes, parlant de légitime défense, Zemmour déclara que « les commerçants braqués, les citoyens cambriolés et les policiers en danger auront enfin le droit de riposter aux voyous ».
Quand la droite dit « sécurité », elle pense souvent « identité ». La sécurité est un trait d’union entre les diverses sensibilités de la droite, une sorte de tente militaire hébergeant ses forces vives avant d’assiéger les urnes. Mais, in fine, ce mot habille et rend digeste un discours anti-immigration sans lequel les familles de la droite se diviseraient, certaines étant libérales, d’autres étatistes. Peu suspect d’accointances avec elle, l’historien et démographe Hervé Le Bras, interrogé par l’AFP, souligne un paradoxe : « En France, seuls 4% d'immigrés vivaient en 2017 dans l'Aisne, département où Marine Le Pen avait glané 30,7% des voix à la dernière présidentielle, tandis que la présidente du RN avait récolté 13% des suffrages en Seine-Saint-Denis, où vivent 30% d'étrangers. » Jusqu'à l'année dernière, Marine Le Pen avait l'habitude de faire sa rentrée à Brachay, un petit village de l'Aube où elle avait récolté 90% des suffrages en 2017. Et où « il n'y a pas un immigré, dans les communes autour non plus », insiste Le Bras. Il fait état de deux cartes qui sont presque l'inverse l'une de l'autre : « Une implantation des immigrés dans les grandes agglomérations, viviers d'emplois, et des votes populistes émanant des zones rurales. »
En disant cela, Hervé Le Bras pense invalider le discours sécuritaire, alors que son analyse le renforce. S’il y a un partage du territoire, c’est qu’il se produit, comme le dit Éric Zemmour, un « exil intérieur », les Français de souche fuyant les zones où l’immigration non-européenne devient trop massive. Si Marine Le Pen fait peu en Seine-Saint-Denis, c’est que ses électeurs sont allés vivre ailleurs et qu’ils continuent à voter pour elle. Si deux cartes inverses existent bien, c’est que la République n’est plus une et indivisible. Sans le vouloir, Hervé Le Bras fournit des arguments à la lutte contre l’immigration, « la mère de toutes les batailles », selon l’expression zemmourienne. Sera-t-elle le grand sujet de la campagne ?
La gestion électorale de l’islamisme
Un frémissement s’opère depuis le reportage de M6 sur l’islamisme à Roubaix, diffusé le 23 janvier. On n’y raconte rien que l’on ne sache déjà mais la gauche stupéfie les observateurs en faisant semblant de ne rien voir. Le documentaire choc montre des poupées sans visage vendues dans un magasin de jouets. Tout y suinte le rigorisme coranique. « J’espère qu’elles auront des crayons et des feutres pour dessiner des visages dessus et pour s’émanciper de cela », fut la seule réponse trouvée par la figure montante de l’écologie, Sandrine Rousseau. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il fit remarquer que « vers la Gare de l’Est à Paris se trouve une armurerie » où « il y a des épées, des masses d’armes. Je n’en ai pas déduit que toute la rue ni toute la ville était composée de gens prêts à s’entretuer », argua l’Insoumis.
Ces réactions laissent pantois tout citoyen honnête et informé. Sur la gestion électorale de l’islamisme, la duplicité de la gauche n’exclut pas la complicité de la droite. Le reportage de M6 pointe le clientélisme d’un maire DVD, Guillaume Delbar, soupçonné d’avoir financé le prosélytisme d’une association dont le soutien scolaire était la vitrine. Sa réponse en dit long sur le peu de formation des élus locaux aux réalités religieuses : « Je peux avoir été trompé, j'ai pu me tromper » en soutenant « une association qui venait de faire scission avec une mosquée devenue salafiste ». Son aveuglement, qu’il soit volontaire ou non, fait le lit d’une droite faisant rimer sécurité et identité. Aujourd’hui, la présentatrice de l’émission, Ophélie Meunier, vit sous protection policière, ainsi qu’un témoin montré dans le reportage. Des islamistes ne lui pardonnent pas d’avoir fait son travail. Il est heureux, quoique normal, que les sociétés des journalistes (SDJ) de M6, de RTL et de BFM TV lui aient exprimé leur soutien.