À Hong Kong, dès leur sortie de l’hôpital, on achemine les guéris du Covid et les asymptomatiques à Asia Word, un immense centre d’exposition requalifié pour l’occasion. Là, ils sont répartis dans des boxes individuels, de 12 m², aux parois transparentes. « Chaque espace individuel est équipé d’un lit d’hôpital sur roulettes, d’une tablette de travail, d’une chaise en plastique et d’une commode. Les hommes et les femmes sont installés dans deux zones distinctes, mais tous ont droit aux mêmes pyjamas des hôpitaux de Hongkong », rapporte Le Monde. Le lieu est, lit-on encore, « totalement déshumanisé, rendu plus glauque encore par la lueur blafarde de grosses lampes industrielles, dont la moitié reste allumées toute la nuit ». Les annonces sanitaires, comme dans nos transports urbains, tournent en boucle. Les malades guéris ou en bonne santé resteront ici jusqu’à ce que leur charge virale soit proche de zéro.
De quoi ces « patients » sont-ils les victimes ? De l’épidémie ? Ou d’un pouvoir politique qui a fait de la lutte, nécessairement approximative, contre un virus, son point d’honneur et sa manière d’exister ? Le Pakistan, de son côté, a opté pour l’isolement numérique de ceux qui n’auraient pas leur pass vaccinal à jour : blocage de la carte SIM de leur téléphone, impossibilité d’accéder à leurs données bancaires, etc.. Tandis qu’au Québec, les cultes religieux ne sont plus accessibles sans pass vaccinal, en France, ce dernier concernera les enfants de plus de douze ans. Les jeunes adolescents seront ainsi, de facto, intégrés dans cette population dont il s'agit, selon les mots du chef de la République française, d'institutionnaliser le harcèlement physique et moral.
Le nouvel ordre politique
Quand on en est là, partout dans le monde, on sait que nous irons jusqu'au bout. Jusqu’où ? Quel nouvel ordre social et politique se précise de jour en jour ? Notre pacte social, on le sait, ne repose plus sur l’autorité de Dieu, par la voie de ses ministres. Mais, et c’est la grande nouveauté, il ne se fonde plus non plus sur le libre consentement des citoyens, sur la rencontre renouvelée de leurs opinions (ce que l’on nomme « le dialogue démocratique »). La preuve : les démocraties, malgré quelques débats agités au Parlement, suivent le même cours que les dictatures les moins fréquentables.
Le centre de notre vie sociale et politique, ce n’est plus l’église et sur son parvis, l’école élémentaire où l’on va voter et le marché où les candidats serrent quelques mains. Le nouvel ordre politique a un nouveau centre : le laboratoire.
Sur quoi se fonde désormais notre corps politique ? Sur le taux d’anticorps dans le sang de ceux qu’il faut dès lors nommer « les animaux humains ». Ce sont désormais les chiffres (taux d’anticorps, d’incidence, etc.) qui décident de la gouvernance d’un pays. Le centre de notre vie sociale et politique, ce n’est plus l’église et sur son parvis, l’école élémentaire où l’on va voter et le marché où les candidats serrent quelques mains. Le nouvel ordre politique a un nouveau centre : le laboratoire. On l’aura remarqué : le Covid-19 est un virus sorti d’un laboratoire et c’est devant les laboratoires que nous faisons la queue. Le laboratoire est le commencement et la fin, là où nous devons passer pour qu’on nous laisse passer.
La République française impliquait un certain paysage, semi-urbain, quelque part entre le café et la mairie, la place du marché et l’église, l’usine et la fête du village. Le laboratoire, quant à lui, existe partout et en tout lieu. Il est partout le même. Il est propret et sans histoire. On n’y partage pas un verre pour discuter. On y est testé. Il n’invite pas à la rencontre de subjectivités. Il offre une analyse médicale qui vous objective chimiquement. Le temps que l’on prenait, attablés, à refaire le monde, ce temps-là n’est plus. Le temps politique est désormais celui, médical, froid et sans partage, de l’urgence : urgences sanitaires, urgences hospitalières, état d’urgence. Aussi la virulence des débats en France, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, n’indique-t-elle aucunement la vigueur du dialogue démocratique. Le dialogue est virulent comme l’est une bête blessée, qui râle avant de disparaître. Dans un monde de nombres, les noms s’effacent, la parole s’éteint et le verbe prend cher…
Que faire ?
« C’est une parenthèse » — ainsi se rassurait-on, il y a maintenant deux ans. Nous savions que c’était faux, que l’histoire ne referme jamais ce genre de parenthèses. Nous savons aujourd’hui qu’il aurait alors fallu dire : ceci n’est qu’un début. Et peut-être devons-nous nous le dire aujourd’hui encore, puisque les craignant-Covid, une majorité dans les pays vieillissants, redemandent plus de normes contraignantes, que celles-ci se renforceront à mesure que l’hôpital public s’effondrera pendant qu’une oligarchie médicale tire parti de la stupeur quotidiennement entretenue. Nous n’arrêterons pas la machine. Au contraire, nous renchérirons. Les masques ne suffisent pas à stopper l’épidémie ? Nous en déduisons étrangement qu’il faut les imposer partout, même dans les rues désertes où ils ne servent à rien. Les vaccins se sont révélés être des boosters immunitaires, en vue de prévenir les formes dangereuses et létales chez les personnes à risque ? C’est déjà pas mal. Mais nous ne pouvons pas en déduire qu’il faut vacciner toujours plus de monde… Nous n’agissons plus par logique, mais par obstination.
Pourquoi cette fuite en avant ? Nous avons décidé de partir en guerre contre deux lois qui sont de nature. D’abord, nous combattons le fait qu’un virus circule, alors qu’un virus ne sait faire que cela : circuler. Ensuite nous voulons vaincre notre condition humaine. Celle-ci nous a faits mortels : si ce n’est le Covid qui nous tue à 93 ans, ç’aurait été autre chose. Ces deux combats sont perdus d’avance. Ne voulant nous y résoudre, nous allons toujours plus loin. Rien ne peut arrêter notre progrès vers des politiques sanitaires d’autant plus virulentes qu’elles se découvrent très moyennement efficaces.
Que faire, quand la marche de l’Histoire nous échappe ? Parler ? Alerter ? Écrire ? Autant héler un TGV en pleine campagne dans l’espoir qu’il s’arrête. La seule chose qu’on peut est négative seulement : ne pas participer à cette course ; ne pas encourager, par notre pusillanimité, l'expansion de ce nouvel « empire du bien » (selon l’expression fameuse de Philippe Muray). Qu'au moins, par une naïveté coupable, nous n'ayons pas fourni à l'ennemi du genre humain la méthode pour nouer la corde qu'il veut nous passer au cou. Est-ce suffisant ? Non, bien sûr. Pour ce qui est d’une action réelle, concrète, la question qui habite le cœur de nombre de chrétiens, catholiques et protestants, est aujourd’hui celle-ci : si l’inhospitalité et la défiance instituée en vertu (la distanciation sociale) devaient se généraliser, quels seraient mon rôle et ma place ? Dois-je seulement attendre, en me gargarisant de mots-doudou tels que « la joie » et « l’espérance », que la distanciation sociale porte ses ultimes effets ? Pourquoi si peu de voix contraires au sein de l’Église ? Certes, l’Église est désormais minoritaire, mais cela, justement, ne fait-elle pas d’elle une lanceuse d’alerte ?
Le temps oublié de l’Église
Combien d’enfants ont passé Noël confinés dans leur chambre, recevant leur repas des mains gantées d’un père qui, de toute façon, ignore qu’il a contracté le virus ou l’attrapera en faisant les courses ? La soumission de beaucoup à des ordres ineptes vient de ce que, nous l’avons dit, nous nous imaginons vivre une parenthèse. Nous pouvons bien masquer les enfants et les femmes qui accouchent, comme nous pouvons bien priver de salaire quelqu’un qui a peur d’un vaccin (vaccin qui est, rappelons-le, une solution humaine, grosse d’autres problèmes comme le sont, selon la loi de notre finitude, toutes les solutions seulement humaines)… Cela ne durera qu’un temps, insignifiant, pense-t-on, quand on le rapporte à l’Histoire universelle, aux grandes pestes, etc. C’est une minute, se rassure-t-on, dans l’ample sein de la nature.
L’Église peut-elle voir les choses ainsi ? Non. Son temps n’est pas celui du monde. Le temps du monde est un temps indéfini, qui n’a jamais commencé, ne terminera jamais. Le temps de l’Église est au contraire marqué par un commencement : la Création. Et par un achèvement : la parousie. Ce temps nous est donc compté. Il est celui de l’imminence du Royaume. Ce dernier, nous prévient Jésus, viendra comme un voleur (Lc 12, 39 ; 1 Th 5, 2 ; Ap 16, 15, etc.). Nous ne pouvons dormir sur nos deux oreilles. Depuis la Pentecôte, le chrétien habite, non la fin des temps, mais le temps de la fin. C’est un temps exigeant, un temps de tous les instants : à son retour, le Christ fixera ce monde dans l’état où il le retrouvera. Y trouvera-t-il la foi (Lc 18, 8) ? Y trouvera-t-il au contraire des enfants masqués, sur lesquels se pose quotidiennement un regard mêlé de peur et de reproche, de la part d’adultes prêts à les sacrifier pour quelques jours de plus dans leur vallée de charme ? Le Christ, qui a révélé que le visage de Dieu était aussi le nôtre, n’entreverra-t-il que des figures fuyantes, drapées sous la peur de l’autre ? Lui qui était venu apporter un sacré du toucher, congédiant celui de la souillure, verra-t-il son œuvre niée en quelques mois seulement ? Car chacun, ici-bas, est devenu le lépreux de tous les autres. Exister socialement, aujourd’hui, c’est prouver continuellement à la société comme l’on est prêt à s’exclure d’elle, à tout moment, par un auto-confinement.
Parce que nous avons désappris le temps chrétien, parce que nous ne veillons plus l'imminence de Celui dont pourtant, à chacun des offices du dimanche, nous appelons le retour, nous laissons s’installer ce monde inhospitalier.
Parce que nous avons désappris le temps chrétien, parce que nous ne veillons plus l'imminence de Celui dont pourtant, à chacun des offices du dimanche, nous appelons le retour, nous laissons s’installer ce monde inhospitalier. Nous, chrétiens, sommes désormais « du monde ». Et parce que nous sommes du monde, nous ne pouvons même plus être « dans le monde » : incapables de mesurer ce jour à l’aune d’une éternité qui vient, nous adoptons les dernières modes sanitaires et emballons cela du mot de « charité ».
Le lieu de l’Église
Voilà pour le temps de l’Église, qui ne peut faire le nid de toutes les compromissions. Quel est, en ce temps de l’imminence, son lieu propre, l’espace qu’elle doit habiter ? La mission des chrétiens est d’essayer de comprendre ceux que tout le monde méprise. C'est aller avec eux là où ils seront interdits d'aller. Mettons-nous un instant à la place d’un de ceux qui ne sont pas vaccinés et qu’on étiquette « anti-vax ». Hier, un ami me confiait sa peur du vaccin — sa peur, en deçà ou au-delà de tout discours idéologique, peur qu’il ne sert donc à rien de moquer ou de rendre coupable. Il ne connaît aucun mort de la Covid, pas même ses vieux parents qui l’ont récemment attrapé. En se questionnant ainsi sur la nécessité de la vaccination pour ses enfants, sa femme et lui-même, est-il, pour reprendre le mot du chef de l’État, « irresponsable » et mauvais citoyen ?
Cet ami est un homme responsable. Et ce qui l’effraie, précisément, c’est de l’être tout seul. Qui, en effet, répondra si la vaccination tourne mal ? L’État ? Dans une tribune signée le 2 janvier 2022, le sénateur Alain Houpert et le député Philippe Gosselin montrent que le choix du pass vaccinal est le moyen qu’a trouvé l’État pour échapper aux conséquences juridiques et pécuniaires qu’engendrerait la vaccination obligatoire. Pour ne pas prendre ses responsabilités, l'État n'a pas rendu la vaccination obligatoire, mais seulement la vie des non-vaccinés impossible. Qui d’autre répondra, si l’État ne le fait ? Les laboratoires ?
Nous, chrétiens, sommes appelés à plus que cette responsabilité dévoyée. Nous devons être des « répondants ». Toute l'éthique chrétienne est une éthique sponsale : Dieu nous offre une vie comme une immense proposition d'amour. Nous sommes libres de la réponse. Nous sommes à la mesure de cette réponse : notre vie a l’amplitude du « oui » à l’appel premier de Dieu. Qu’est-ce que répondre aujourd’hui à cet appel ?
Enrayer le mécanisme du bouc émissaire
Par les écritures et par sa liturgie, l’Église a reçu cette mission : partout où elle se trouve, elle doit enrayer le mécanisme du bouc émissaire. Quand Vincent de Paul propose à de nobles femmes de prendre chez elles un enfant abandonné, mais que celles-ci craignent de faire ainsi entrer dans leur maison un « enfant du péché » (de l’adultère ou de la prostitution), le saint prêtre tape sur la table et s’écrie : « Quand le Père veut que quelqu’un paie pour le péché des hommes, c’est son fils qu’Il envoie ! » René Girard ou Giorgio Agamben ont montré comment le sacrifice de quelques-uns amenaient la paix globale. L’un parle de bouc émissaire, l’autre d’homo sacer. René Girard pense notamment à partir de sa conversion, donc d’un horizon chrétien : selon lui, le Christ nous « offre sa paix » par son sacrifice qui les dénonce tous. Giorgio Agamben parle, quant à lui, à partir des sciences sociales et de la déconstruction, en montrant comment les groupes humains fabriquent l’inclusion, non tant en excluant hors de leur sein certains hommes, mais plutôt en les incluant comme ceux qu’on a le droit d’exclure. Il suffit par exemple aujourd’hui à la Chine que 0,7% de la population soit privé de tout droit, parce que leur note sociale est trop basse, pour que tous les autres soient fiers de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. C’est banal comme le mal : les bons élèves travaillent encore mieux quand le professeur a sa « tête de turc ».
Si donc les non-vaccinés deviennent les parias dont notre nouvel ordre païen a besoin pour asseoir la paix sociale, nous savons déjà de quel côté doit se situer l’Église et sa parole. Pour elle, la question n’est pas de savoir si, sur le plan médical, le vaccin est efficace ou, pour une tranche de la population, pire que les effets de la Covid. Cela n’a jamais été son problème, sauf quand on attentait ici ou là délibérément à la vérité. L’enjeu, pour l’Église, est la façon dont on traite aujourd’hui ceux qui, pour une raison ou pour une autre, et qu’elle soit bonne ou mauvaise, refusent ce vaccin. Elle ne peut accepter que le mécanisme du bouc émissaire se remette à fonctionner sans en être le grain de sable. Aussi ne peut-elle accepter, comme elle l’a fait au Québec après les protestations d’usage, que le pass vaccinal s’applique à ses propres portes. Elle ne peut accepter, à l’avenir, que des portails, façon « aéroport », soient posés à l’entrée des cathédrales pour contrôler qui a le droit d’entrer, qui n’en a pas le droit. Ou bien alors celles-ci ne seront qu’un temple, païen, du tourisme, et non plus le lieu du peuple de Dieu.
Espérance
Une phrase d'espérance, toutefois. Je n'aurai pas cru qu'elle nourrirait la mienne. Cette phrase est inattendue, inentendue : « Des pauvres vous en aurez toujours. » Ainsi parle le Christ (Mt 26, 11). Le système de la traçabilité intégrale laissera dans sa course folle quelques marginaux. Non des fiers-à-bras idéologues, des anti-vax sûrs de leur fait, mais des inadaptés au monde tel qu’il va trop vite, tel qu'il va sans eux parce que son rythme n'est pas humain. Il y aura des distraits, des êtres tête-en-l’air ou dont le cœur est trop peu poreux aux terreurs collectives et aux dernières modes technologiques. Il y aura toujours, en chacune et chacun, la joie inentamée d’être un enfant de Dieu, un enfant dont le caprice est saint, dont « la folie d’amour » (ainsi que la nommait Simone Weil) n’a besoin d’aucune autorisation étatique pour porter aux laissés-pour-compte le soin dont ils ont besoin. Ces enfants seront le sabot dans la machine, la brèche dans le système. Ils seront la croix qui, comme on le voit sur le globe que tient l’enfant Jésus dans les bras de sa mère, surmonte la sphère parfaite des systèmes humains et en brise la suffisance.
Les pauvres, nous en aurons toujours : ils ne naîtront pas en laboratoires et ne mourront pas avec leur permission. L’humanité résistera par cette chair confiée aux soins les unes des autres. C’est par ce petit bout-là qu’elle fut un jour sauvée.