Michel Lejoyeux dirige le service psychiatrique de l’hôpital Bichat. Voici quinze ans, il publia un petit essai remarqué, Overdose d'info, guérir des névroses médiatiques (Seuil, 2006). À relire par temps de Covid. Le médecin réfléchit aux dépendances à ce que nos grands-parents appelaient « les nouvelles ». Qui pouvait imaginer que l’information fonctionne comme l’alcool ou la cigarette ? Lejoyeux distingue trois symptômes et ceux-ci jouent à plein régime depuis l’épidémie de la Covid.
La rhétorique de la peur : « moi » est la cible
La personnalisation, d’abord : « Je suis la première victime de tout ce qui arrive. » L’actualité s’abat sur mes épaules comme la misère sur le monde. Sans pare-chocs intellectuel ou spirituel, les bolides du malheur percutent ma pauvre carcasse et à chaque gnon, c’est tout mon être qui s’en retrouve plus cabossé. De la rue, par la fenêtre des living-rooms, on voit les ombres du dieu TV se dilater sur les écrans géants. Tout le domicile s’ordonne à son adoration. Ces ombres montent jusqu’au plafond, enveloppent l’atmosphère, la terrorisent. L’être solitaire et urbain communie tous les jours à ce spectacle.
Récemment, les autorités convenaient qu’il y eut l’an dernier en moyenne 2% de malades du Covid-19 dans les hôpitaux français. La révélation venait de l’épidémiologiste Martin Blachier. Il citait l’ATIH, l’Agence technique de l’information hospitalière, organisme sous tutelle du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale. Le Dr Blachier nous apprenait aussi que les malades du Covid-19 ne représentaient en 2020 que 5% des patients en réanimation. Voilà qui aurait dû nous rassurer. Mais cette information passa inaperçue, noyée qu’elle était sous le flot de communication officielle sur « la cinquième vague ». Ce terme participe de la névrose décrite par Lejoyeux. L’adjectif numéral ordinal produit dans le cerveau une attente implicite, comme le drogué qui, après avoir jeté sa seringue, sait qu’il aura besoin d’une prochaine dose. Quant au nom, « vague », son imprécision le rend ambivalent et puissant : une vague, c’est quelque chose d’impossible à contenir, sauf à bunkeriser l’océan. Quand elle devient tsunami, la pâleur de son écume signifie la fin du monde. Dans notre imaginaire d’Européen fracassé par les guerres, une vague dessine les assauts incessants du poilu déchiqueté par la mitraille ou le sifflement des bombes lâchées sur nos villes par une armada de stratofortress. « Vague » nous saisit au cœur d’une catastrophe naturelle et humaine. Aucun chiffre ne résiste à cette rhétorique de la peur, pas même à 2%. Peu importe les statistiques, si c’est moi qui suis dedans, si c’est moi que le mal vise.
La généralisation rend à la fois peureux et impuissant et, pour me rassurer, je m’en remets à ceux qui savent et je les implore d’agir à ma place. La généralisation produit donc de l’aliénation.
La généralisation appelle le recours aux experts
La généralisation, ensuite : c’est le carburant de la grosse cylindrée médiatique. Tout fait inquiétant ne l’est que s’il est partagé par tous. Des masses entières sont ainsi baptisées dans la grande cuve de l’info continue. La Covid, le réchauffement climatique, les migrants : tous ces sujets sont généralisables et, à des degrés divers, me concernent. Le virus franchit les barrières géographiques et humaines. Les riches ne sont pas plus à l’abri que les pauvres. Ce genre de sujet contient deux dimensions : il est « concernant » et « interpellant ». Un sujet « concernant » m’oblige à adapter mon comportement. Un sujet « interpellant » me contraint à faire un choix moral. Privé de ses deux ingrédients, un fait restera anecdotique, même s’il est effroyable. Prenez la guerre en Éthiopie : pourquoi les media n’en parlent-ils pas ? Il s’agit d’une réalité close sur elle-même. Ce conflit ethno-régional n’a pas d’influence sur ma vie. Cela ne me concerne pas. Par conséquent, je n’ai aucune opinion et ne cherche pas à en avoir une : cela ne m’interpelle pas. La généralisation n’a rien à voir avec l’ouverture au monde. Elle est à l’actualité ce que McDonald’s est à la gastronomie : les mêmes infos produisent les mêmes effets sur une masse de cerveaux intubée par les mêmes rations, perfusée par les mêmes flux. « I want you to panic », dit Greta Thunberg. La généralisation rend à la fois peureux et impuissant et, pour me rassurer, je m’en remets à ceux qui savent et je les implore d’agir à ma place. La généralisation produit donc de l’aliénation.
L’intolérance à l'imprévisibilité
Troisième point soulevé par Lejoyeux : l’intolérance à l'imprévisibilité. Tout ce qui nuit à la capacité de se projeter devient insupportable. L’info crée un lien de dépendance si fort avec le réel qu’elle le construit pour nous, le rend consommable pour nos canapés. Si la machine se grippe, que l’avenir devient illisible, la confiance décroît et la fébrilité gagne tout le système. Les élections, si utiles qu’elles soient à la démocratie, remplissent ce rôle d’hygiène collective : donner un calendrier, dessiner un horizon, canaliser les passions vers des moments réservés, que ce soit dans les urnes ou dans les stades. L’imprévisibilité est médiatiquement payante, jusqu’à un certain point, car elle rend nos esprits captifs de toute une dramaturgie faite de breaking news. La parole des oracles est attendue comme celle de Moïse descendant du Sinaï. Le hic arrive quand les prophètes ne s’y retrouvent plus eux-mêmes. « Je ne vois pas vers quel destin nous allons si nous nous mettons à réagir ainsi. […] On ne va nulle part, les gens vont s’en apercevoir », s’écrie le docteur Blachier en écho aux mesures de verrouillage prises contre le « nouveau variant » Omicron. « Va-t-on construire un mur autour de l’Afrique du Sud ? s’interroge-t-il. La réponse n’a plus rien de rationnel et la population commence à décrocher. » Cette phrase est dangereuse. Le vide guette — qui va dénuder le roi. La confiance fonde notre adhésion à la société moderne, à tous les « systèmes experts » produits par la société technicienne. Quand je monte dans un avion, un ascenseur ou une voiture, quand je place mon argent à la banque, je fais confiance. Cette démarche n’a rien d’évident. Nos aînés n’auraient jamais remis leur vie aussi facilement à des systèmes experts. L’information est comparable à de l’huile dans ces rouages. Elle est censée fluidifier et affermir les relations entre acteurs jugés responsables, respectables et redevables. L’information fait attelage avec l’État de droit, socle de la confiance, laquelle est l’assurance-vie des sociétés développées. En l’absence de cap et de boussole, ce discours de légitimation n’est que du blabla.