Alors qu’il devait fêter le trentième anniversaire de son indépendance, le Kazakhstan a remisé les festivités et les commémorations face à l’irruption de la plus grave crise sociale et politique de son histoire. Tout débute fin décembre 2021, quand le gouvernement augmente les prix du gaz liquéfié. Certes le Kazakhstan est un producteur important de gaz, mais les subventions apportées à celui-ci n’ont qu’un temps ; le gouvernement est donc contraint de rétablir la liberté des prix, ce qui provoque la hausse. La plupart des voitures kazakhes roulant au gaz de pétrole liquéfié (GPL), la hausse touche tous les foyers dans leur vie quotidienne. On assiste donc à l’origine à une classique révolte sociale d’opposition à cette mesure.
Puis le conflit social s’embrase et touche l’ensemble du pays. La capitale politique, Nur-Sultan et la capitale économique, Almaty. Les manifestations prennent une ampleur inégalée, conduisant à la paralysie du pays avec la prise de certains bâtiments officiels (mairies, aéroports, etc.) et la mort violente de plusieurs dizaines d’individus, tant du côté des manifestants que de la police. L’État du pays est tel que le gouvernement doit couper le flux Internet pour empêcher les communications via les applications de messagerie et qu’il se résout à faire appel aux membres de l’Organisation de sécurité collective (OSTC) afin de recevoir une aide policière et militaire pour rétablir l’ordre. Alors qu’il s’apprêtait à commémorer son indépendance, le Kazakhstan montre sa dépendance à la Russie, sans l’aide de laquelle il lui aurait été difficile d’affronter cette crise.
L’origine de la crise
Les causes sont d’abord endogènes. L’augmentation du prix du gaz a fortement touché les populations fragiles et très dépendantes au gaz liquéfié. À cela s’ajoute la lassitude d’un pays tenu par Nursultan Nazarbayev depuis l’indépendance. Même si le « vieil homme » de 81 ans, comme le scandaient les manifestants, a officiellement quitté la présidence du Kazakhstan au profit de Kassym-Jomart Tokayev, il demeure dans l’ombre du pouvoir en restant président du Conseil de sécurité du pays. Conjugué à une corruption endémique et à une captation des richesses par une nomenklatura installée après l’indépendance, le ras-le-bol politique, économique et social était donc réuni pour déboucher sur des manifestations massives.
Alors que les températures atteignent les -10°C, et même -20°C dans la capitale, les manifestants sont sortis en masse et ont attaqué les lieux du pouvoir.
Mais l’ampleur des manifestations et la violence de celles-ci ont surpris. Alors que les températures atteignent les -10°C, et même -20°C dans la capitale, les manifestants sont sortis en masse et ont attaqué les lieux du pouvoir. La mairie d’Almaty a été prise et incendiée, de même que l’aéroport de Nur-Sultan, qui a été immobilisé durant de nombreuses heures. Officiellement, on dénombre début janvier une vingtaine de morts chez les manifestants et une dizaine de morts chez les policiers. Ce sont donc des affrontements intenses, violents et fortement déstabilisants. Le président a eu beau démettre Nazarbayev à la tête du Conseil de sécurité, renvoyer son gouvernement et annoncer la baisse du prix du gaz, les émeutes n’ont pas cessé. Après l’appel à l’OTSC, Russie, Arménie et Biélorussie ont envoyé soldats et experts pour reprendre le contrôle des bâtiments officiels et de la rue. Le Kazakhstan n’a pas rompu, mais a démontré une faiblesse face aux crises extrêmes.
Une crise spontanée ou organisée ?
Les commentateurs n’ont pas fini de s’interroger sur les causes de cette crise. Est-elle spontanée et donc la conséquence d’un problème politique et social, ou bien a-t-elle été organisée et planifiée depuis l’extérieur par une ou plusieurs puissances étrangères ? Les deux options ne sont par ailleurs pas incompatibles : une crise interne peut tout à fait être récupérée par des puissances étrangères.
Le président a accusé des groupes terroristes organisés d’avoir planifié les attaques et entraîné les combattants.
Le gouvernement lui-même défend la thèse de la manipulation externe. Le président a accusé des groupes terroristes organisés d’avoir planifié les attaques et entraîné les combattants. Information reprise par le ministre des Affaires étrangères dans un communiqué du 10 janvier : « Comme l'ont démontré les événements d'Almaty et de plusieurs autres régions du pays, le Kazakhstan a été confronté à une agression armée de groupes terroristes bien coordonnés, entraînés à l'étranger. Selon l’information préliminaire, parmi ces assaillants figuraient des individus ayant une expérience de zones de combat militaire, du côté des groupes islamistes radicaux. À l’heure actuelle, les forces de l'ordre et les forces armées du Kazakhstan font face à des terroristes, et non à des “manifestants pacifiques”. »
Ces « groupes terroristes » n’ont pas été officiellement nommés, ni les pays qui pourraient les soutenir. Il est vrai qu’en dépit de la coupure d’Internet, qui a empêché de correspondre avec les habitants, les manifestants sont parvenus à s’organiser et à planifier leurs attaques. Les cibles choisies, les types de bâtiments attaqués laissent penser à une réflexion et à une planification en amont tant cela ne correspond pas à ce que peuvent réaliser de simples manifestants non organisés.
Le contrôle de l’Eurasie
À une échelle plus large, le Kazakhstan voit s’affronter les appétits territoriaux de la Russie, de la Turquie et de la Chine. Comme il avait défendu la Biélorussie, Vladimir Poutine a défendu son allié kazakh. Le pays reste dans la profondeur stratégique russe, celle de l’étranger proche. Les Turcs ont tenté de pousser leur avantage en s’immisçant dans la crise, comme ils avaient réussi à avancer leurs pions en Afghanistan, mais ils se sont ici heurtés à la présence de Moscou. La Chine enfin a toujours vu dans le Kazakhstan un pays stratégique. C’est par lui que passent une grande partie de ses routes de la soie et son projet d’extension en Asie centrale. Tenir le Kazakhstan est une façon de prendre le contrôle de l’Eurasie et d’avancer son avantage par rapport à la Turquie et à la Russie. Une stratégie qui a là aussi échoué : la Russie est demeurée maître de son espace stratégique.
Alors qu’il devait commémorer les trente ans de son indépendance, le Kazakhstan, malgré lui et en réponse à cette crise qui a failli le renverser, a montré qu’il demeurait dans le giron russe et dépendant de son armée, de sa puissance et de sa sécurité. Si des « groupes terroristes étrangers » sont bien à l’origine de ces émeutes, et beaucoup pensent à une infiltration de la Turquie, cela aura de lourdes conséquences pour la stabilité de l’Asie centrale.