Au milieu des tempêtes qui chahutent ces jours-ci la barque de l’Église, des esprits bien intentionnés signalent assidûment qu’elle trouverait un havre où se remettre en état de naviguer en renonçant à la règle du célibat sacerdotal. C’est une suggestion qu’il serait vain de répudier à la légère.
Les partisans du mariage des prêtres font valoir que des relations conjugales permettraient une sexualité saine et équilibrée qui éviterait les tentations d’abus sexuels en tout genre, suscitées par les frustrations dues à la continence imposée. Ce qui ruine quelque peu cette thèse est qu’il est avéré depuis des millénaires que le mariage est très loin de suffire à éliminer automatiquement les infidélités de tous les types possibles et imaginables.
D’autre part, il est tout à fait contestable que l’activité strictement sexuelle soit un besoin irrépressible sous peine de mutilation de la personne. Ce n’est pas assimilable à la nécessité de l’alimentation et de l’hygiène corporelles : les implications intimes et relationnelles sont là bien plus fortes que lorsqu’il s’agit de soins physiques (y compris sportifs et ludiques) ou de nourriture (même si les repas sont conviviaux et si la cuisine peut être un art). Les traumatismes causés par les viols illustrent bien la différence. Et l’identité sexuée ne se vit pas uniquement dans des rapports et des actes spécifiquement sexuels, mais d’abord et surtout dans quantité d’aspects de la vie quotidienne, privée et sociale.
Aux origines, des prêtres mais pas d’évêques mariés
Il est fait observer par ailleurs que bien des Églises n’ont pas un clergé célibataire. C’est le cas chez les protestants. Mais leurs pasteurs ne sont généralement pas vus comme prêtres, ni obligés de prendre femme. Et des ministres mariés ne sont pas la panacée. Cela se vérifie dans le fait que les communautés réformées traditionnelles ne semblent pas se plaindre que leurs lieux de culte deviennent trop petits. Les confessions dites « évangéliques », plus récentes, ont certes quelque succès, surtout aux Amériques, en Afrique et même en Asie. Ce n’est cependant pas parce que leurs prédicateurs sont mariés. C’est bien plutôt grâce à la qualité émotionnelle de leur apostolat qui séduit, voire subjugue, tandis que leur conservatisme moral ne s’accorde guère aux revendications d’égalité entre les sexes.
La question qui peut se poser aujourd’hui est de savoir si la sécularisation en Occident, qui rend minoritaires les catholiques « observants », légitimerait le retour à la solution empirique d’hommes mariés ordonnés prêtres dans les anciens temps de détresse.
Il y a aussi des prêtres mariés chez les orthodoxes et orientaux, y compris ceux qui sont unis à Rome. Or, d’une part, cela ne concerne que le clergé paroissial, alors que les évêques sont pris parmi les moines qui ont fait le vœu de chasteté. Ceci repose sur la réalité historiquement confirmée que les apôtres, dont les évêques sont les successeurs, n’ont pas été suivis d’épouses dans leurs missions, parce qu’ils avaient tout quitté, jusqu’à leurs familles en plus de leurs métiers. D’autre part, si des hommes mariés ont aux origines exercé des fonctions de pasteur et même de liturge, c’était pour répondre aux besoins immédiats, spirituels et sacramentels, de communautés éparpillées et même persécutées, fondées par des apôtres itinérants et sans famille, ou par leurs héritiers qui n’étaient pas davantage en ménage.
Quand on a pu aligner les prêtres sur leurs évêques
Pas grand-chose n’a changé quand le christianisme a été légalisé, car il est resté fragile du fait des invasions barbares, de la crise arienne et d’autres hérésies. Les chrétientés d’Orient ont été assez vite menacées puis opprimées par l’expansion de l’islam. La « dépaganisation » de l’Occident ne s’est à peu près achevée que vers l’an mil. C’est alors seulement que l’Église latine a pu étendre la norme du célibat, toujours allée de soi pour les évêques même s’ils étaient devenus sédentaires, à leurs envoyés locaux jusque dans les coins les plus reculés.
Les attentes des communautés catholiques sont bien le critère décisif pour définir le sacerdoce presbytéral.
La question qui peut se poser aujourd’hui est de savoir si la sécularisation en Occident, qui rend minoritaires les catholiques « observants », légitimerait le retour à la solution empirique d’hommes mariés ordonnés prêtres dans les anciens temps de détresse. Soyons sérieux : la « christianophobie » n’a rien à voir avec la répression ordonnée par l’empereur Dioclétien et ne contraint pas la pratique religieuse à la clandestinité. Ceux qui cherchent vraiment un prêtre en trouvent un sans trop de peine ni de risques. Le problème est la raréfaction non pas du clergé, mais des croyants conscients d’avoir régulièrement besoin de ses services.
Faut-il cléricaliser l’élite des laïcs ?
Cependant, il faut encore se demander si les attentes des communautés catholiques sont bien le critère décisif pour définir le sacerdoce presbytéral. Si l’on ne voit que des entités sociales en observant leur fonctionnement (et leurs dysfonctionnements), on ne leur découvre qu’une existence purement formelle, et on en conclut que, dans le contexte actuel, elles ne peuvent survivre que sur le mode des associations privées : celui de la démocratie d’assemblée, où la « gouvernance » est exercée par une poignée d’activistes. Le résultat serait non pas la disparition du cléricalisme, mais la cléricalisation d’un laïcat d’élite, composé de militants sortant des rangs (avec parfois des visions ou priorités particulières), et reconnus ou se présentant comme incarnant un « peuple » (en fait déjà minoritaire dans la population).
Le regard porté de l’extérieur sur les institutions ou qui, de l’intérieur, bute sur des apparences immédiates et les juge opaques ne parvient pas à expliquer pourquoi ni comment l’Église perdure et pousse à l’inviter à se restructurer conformément à ce qui est désormais déclaré acceptable. Mais c’est là oublier qu’elle n’est pas là simplement pour répondre aux demandes, et bien plutôt pour inviter à espérer plus encore : quelque chose qui bouscule les ambitions les plus folles, et en suivant des voies déconcertantes — à savoir la vie plus forte que la mort, et non pas en s’en emparant ni en la maîtrisant, mais en s’offrant sans réserve et sans craindre de tout perdre dans l’immédiat.
Au-delà de la survie de l’institution ecclésiale
Le prêtre est porteur de cette visée qui invite au dépassement et non à la simple satisfaction. Sa mission ne se définit pas à partir des impératifs de structuration des communautés. Le désir, propre à l’existence chrétienne, d’être délivré de ses fautes et nourri du Christ qui se fait pain ne vient naturellement ni aux individus ni aux collectivités. Qui d’ailleurs s’autoriserait à dire : « Ceci est mon Corps », ou : « Je t’absous de tes péchés » ? Il faut des envoyés qui manifestent que ce n’est pas l’homme qui se tourne spontanément vers Dieu, mais Dieu qui vient à lui le premier, à travers toute une chaîne de transmissions personnelles qui remonte aux apôtres et qui s’origine donc en Jésus de Nazareth, lequel n’a contracté aucun lien exclusif avec quiconque afin que tous puissent avoir part à sa vie.
Il ne s’ensuit pas que le prêtre serait en toute circonstance « un autre Christ », doté d’infaillibilité. Mais ce qui est en jeu dans le célibat ecclésiastique, c’est l’apostolicité de l’Église, à travers la conformation du ministre ordonné au mode de vie du Christ lui-même, de ses apôtres et de leurs successeurs les évêques (dans toutes les Églises, sauf les protestantes). C’est aussi la portée des sacrements, qui ne peuvent pas être donnés par n’importe qui. C’est enfin que la chasteté et la continence témoignent d’une espérance qui va bien au-delà de la perpétuation de l’institution ecclésiale.