Le sujet ne pouvait qu’être sensible, objet de toutes les passions, de toutes les postures et de toutes les querelles. Il était évident que du début à la fin, et certainement après, quand tout sera achevé, des polémiques naissent, des sentiments de victoire ou de désolation des idées complotistes ou des reproches de démission collective face à l’enjeu. Si l’on pose le tableau froidement, nous avons à Paris une cathédrale, propriété de l’État depuis 1905, quotidiennement gérée par l’Église catholique qui est affectataire du bâtiment (c’est-à-dire jouissant du bâtiment et des objets mobiliers le garnissant de façon gratuite, exclusive et perpétuelle pour l’usage public et exclusif du culte catholique). Mais cette cathédrale est aussi un monument historique géré par le Centre des monument nationaux, la Direction régionale des affaires culturelles, le ministère de la Culture et le ministère de l’Intérieur. C’est un marqueur culturel pour l’actuelle présidence de la République.
Le maillon faible
À la suite de l’incendie du 15 avril 2019, un établissement public est en plus créé pour la restauration à la tête duquel le général Georgelin essaye de coordonner tous les intervenants, dont l’Église, affectataire. Je m’étais déjà étonné dans Notre église est au bout de la rue (Presses de la renaissance) en 2018 que l’État n’eût pas même cent millions d’euros à mettre pour l’entretien du premier monument visité en Europe avec douze millions de visiteurs en 2018. Beau calcul de l’État ! Désormais il faut payer un milliard mais qu’il se rassure : ce sont des financements privés qui assurent sa restauration. Il faut donc aussi compter sur les dizaines de milliers de donateurs qui ont voulu sauver ce patrimoine. Comme la ville de Paris, Notre-Dame appartient à tous les Français et la saccager c’est se mettre à dos la France entière. Certains candidats à l’élection présidentielle en font l’amère expérience.
Il est étrange que certains médias se plaignent que l’on veuille transformer Notre-Dame en parc d’attraction alors que tous les autres intervenants souhaiteraient se débarrasser de l’affectation cultuelle pour transformer Notre-Dame en musée à touristes.
Rien que cet empilage d’intervenants, de décideurs, d’enjeux patrimoniaux, religieux, politiques et affectifs au niveau mondial suffisait à comprendre que le dossier ne serait pas simple. Mais qui est le maillon faible dans tout ce dispositif ? L’Église. L’Église qui ne veut pas que ce monument soit payant et qui a le droit légal de l’exiger car elle est affectataire. L’Église qui a mission de faire vivre quotidiennement le bâtiment et d’assurer ce pour quoi il a été construit : le culte catholique. L’Église qui par sa vocation même veut accueillir tous ceux qui en franchissent les portes, quelle que soit leur démarche, touristique, culturelle ou mystique. Il est étrange que certains médias se plaignent que l’on veuille transformer Notre-Dame en parc d’attraction alors que tous les autres intervenants souhaiteraient se débarrasser de l’affectation cultuelle pour transformer Notre-Dame en musée à touristes. Ils projettent sur l’Église leur propre turpitude de faire de cette cathédrale un parc d’attraction — comme toute l’Ile de la Cité d’ailleurs — et d’en devenir les gardiens du temple, dans une noble posture de défense du patrimoine. Les promoteurs d’un parc à thème, que l’on pourrait nommer Medieval nostalgy land, ce sont eux.
Le piège de l’urgence
L’Église, maillon faible, l’est d’autant plus depuis quelques mois après la démission de Mgr Aupetit comme archevêque de Paris et avec les attaques coordonnées et à point nommé contre le projet. L’Église, maillon faible, car les différentes mouvances dans l’Église elle-même ne sont pas d’accord entre elles et se tirent dans les pattes : désolant spectacle contemplé avec gourmandise par tous les autres, entre les conservateurs et les agenceurs, ceux qui pensent à renouveler « l’expérience Notre-Dame » et ceux qui veulent tout figer dans le marbre (ou plus exactement dans le calcaire lutétien avec lequel est construite la cathédrale). Le président Macron a bien compris que l’enjeu était trop sensible pour se permettre d’oser une œuvre disruptive. Le conservatisme est toujours de mise quand les réalités sont trop complexes et la décision de reconstruire la toiture et la flèche à l’identique était celle qui allait faire le moins de vague. L’annonce de la restauration en cinq ans dès le soir de l’incendie a pris tout le monde de court et l’Église a été piégée dans ce piaffement d’urgence : elle a cru elle aussi qu’il fallait faire vite alors que s’il y a bien une réalité qu’elle maîtrise et qui joue pour elle, c’est le temps.
Assurer la vie liturgique
Il nous faut assurer tout d’abord la gouvernance de Notre-Dame : gérer la vie intérieure, liturgique, culturelle et touristique de la cathédrale parce que nous savons le faire, mieux que quiconque. Nous le savons parce que nous savons pour quoi et pour Qui cette cathédrale a été construite. Ce ne sont pas des conservateurs de musée qui peuvent piloter des avions de chasse.
La cathédrale, à chaque époque, a été aménagée, voire profondément remaniée, mais en gardant toujours son âme qui est la présence du Christ célébrée en Église quotidiennement.
Il nous faut assurer aussi la vie liturgique de Notre-Dame or, même si cette vie liturgique a changé entre 1163 et 2021, c’est elle qui donne le ton de tout le reste. La cathédrale, à chaque époque, a été aménagée, voire profondément remaniée, mais en gardant toujours son âme qui est la présence du Christ célébrée en Église quotidiennement. Les églises désaffectées, muséifiées, halles d’exposition ou salles de concert, sont stériles et tristes, elles ressemblent à un cadavre dans son cercueil : c’est bien la personne que l’on a connue mais ce n’est plus elle. Cette réalité vivante passe par une multitude de détails qui donnent vie au bâtiment : les lumières, l’odeur de l’encens, le mobilier liturgique, les chants… Seule l’Église peut apporter cela. Les conservateurs veulent un musée, l’Église veut un lieu de vie. La commission qui siégeait le 9 décembre a émis des réserves mais a bien compris le sens de cette vie intérieure de cette église si particulière qu’est Notre-Dame de Paris.
Unifier toutes les voix
Il nous faut aussi agir avec la prudence de celui qui tient un trésor dans des mains fragiles. Le concile Vatican II n’a pas encore été digéré dans notre Église. Il faut cent ans pour que des réalités pareilles s’incarnent dans le peuple de Dieu. Nous sommes à mi-chemin et les tiraillements des uns et des autres le montrent bien. La soif de verticalité, de mystique, des jeunes générations répond à la soif de convivialité, d’horizontalité de la génération qui a immédiatement suivi le Concile. Les uns reprochent aux autres de vouloir revenir en arrière alors que les autres demandent d’aller de l’avant. Dialogue de sourd qui nécessite paradoxalement qu’il n’y ait pas de dialogue. Il n’est pas nécessaire de faire dialoguer des œuvres contemporaines avec des œuvres classiques dans la cathédrale : il faut produire des œuvres qui prennent leur place. Il n’est pas nécessaire de faire dialoguer le célébrant et l’assemblée : il faut que le peuple de Dieu, prêtres et laïcs, reçoive Celui qui se donne dans son Corps et sa Parole. Il n’est pas nécessaire de créer une « ambiance » comme on le ferait pour un café hype à Gstaadt ou Monaco : il faut laisser le bâtiment imprimer son ambiance au fil des heures, des jours et des saisons que la liturgie épouse.
Nous avons besoin de l’âme de la liturgie...
Il faut enfin que celui qui préside sur la cathèdre de cette cathédrale soit celui qui, comme Maurice de Sully en son temps, donne toute la vie au projet en unifiant toutes les voix légitimement discordantes dans la réflexion et non moins légitimement obéissantes dans l’application.
L’âme de la liturgie
Certains ont vu après l’incendie de Notre-Dame une page blanche pour repenser la vie quotidienne de la cathédrale : c’est vrai et c’est providentiel mais cette page blanche est un palimpseste. Il faut gratter pour retrouver l’âme, ni l’âme de Viollet-Le-Duc dans son romantisme médiéval, ni l’âme des révolutionnaires qui en firent un entrepôt de vin économiquement juteux, ni l’âme de Robert de Cotte à la gloire du prince de l’époque, ni l’âme des chanoines qui cassèrent toutes les verrières pour avoir plus de lumière. Nous avons besoin de l’âme de la liturgie : « Exultez, maintenant, chœurs des Anges, dans les cieux ; exultez, divins mystères ; et pour chanter la gloire d’un si grand Roi, sonne, trompette du salut. Réjouis-toi, terre, irradiée de telles clartés ; que l’univers entier tressaille du bonheur d’être sorti des ténèbres. Joie à toi, Mère Église, rayonnante de l’éclat de tant de lumière, et que ce temple retentisse de la grande voix des peuples » (Exultet, vigile pascale).