Plusieurs saints homonymes figurent parfois au martyrologe qui, pour porter le même nom, ne jouissent pas de la même notoriété. Ainsi en est-il du Cassien que l’Église célèbre le 3 décembre et que la popularité de l’autre Cassien, saint patron des enseignants, célébré en août, a un peu éclipsé. Pourtant, autant la passion du saint Cassien d’Imola, réputé massacré par ses propres élèves, bien qu’elle ait inspiré au cardinal Wiseman de belles pages de Fabiola ou l’Église des catacombes (1854), est historiquement sujette à caution, autant celle du martyr de Tanger est incontestable, et touchante.
Les soldats chrétiens refusent les idoles
L’histoire commence courant juillet 298, en Maurétanie Tingitane, dans l’actuel Maroc. Depuis longtemps déjà, l’empereur Maximien s’inquiète de la présence dans l’armée de trop de soldats et d’officiers chrétiens. Il estime ces gens peu fiables et peu loyaux, car mettant leur foi et leur espérance dans un Autre Monde définitivement étranger et incompatible avec l’ordre romain. Quelques années plus tôt, en septembre 287, alors qu’il se rend en Gaule pour y écraser une révolte, Maximien, au moment de franchir les Alpes, se heurte, lors d’un campement près d’Agaune, à la résistance inattendue d’une partie de ses troupes, originaires de la Thébaïde égyptienne.
Chrétiens, ces soldats refusent de prêter serment sur les autels des idoles, attitude d’ordinaire tolérée mais que l’empereur, pour le moins rigide dès qu’il s’agit du sacro-saint règlement des légions, regarde comme un début de mutinerie et punie en conséquence : les unités coupables sont décimées, c’est-à-dire que l’on exécute un soldat sur dix, châtiment qui d’ordinaire ramène l’ordre dans les rangs. Cela n’est pas le cas ce jour-là et c’est finalement toute la cohorte qu’il faut mettre à mort, en finissant par ses trois officiers, Maurice, Candide et Exupère.
Soldat de Jésus-Christ
Maximien n’a jamais oublié cette intolérable rébellion et, depuis, en ce domaine, il applique et fait appliquer le principe de la tolérance zéro, ce qui contraint nombre de chrétiens à quitter l’armée, ou à en être chassés avec dégradation, privation de solde et de retraite… Seulement, cette épuration a révélé combien les chrétiens étaient nombreux dans les rangs, et qu’ils pouvaient, dans l’esprit méfiant des autorités, représenter une redoutable menace potentielle. Alors, depuis quelques mois, l’on ne se contente plus de les mettre à pied ou de les radier ; on ne leur laisse plus le choix qu’entre l’abjuration ou la peine capitale.
Loin d’entraîner une vague d’apostasie massive, cette politique suscite au contraire des vocations au martyre parmi des hommes dont le métier, au demeurant, est d’affronter la mort. C’est précisément ce qui se passe en juillet 298 dans un camp des environs de Tanger où un centurion nommé Marcellus, un homme décrit comme "honnête et scrupuleux" par ses supérieurs, jette publiquement à terre les insignes de son grade pendant une cérémonie en l’honneur de l’Empereur et déclare : "Je suis soldat de Jésus-Christ. Désormais, je ne suis plus au service des empereurs. Je refuse de m’abaisser en adorant vos dieux de bois et de pierre qui sont des idoles sourdes et muettes."
Une sentence inique !
Consterné, car il a de l’estime pour ce bon officier, son supérieur, dans l’impossibilité, selon ses propres mots, "d’étouffer l’affaire", car il y a eu trop de témoins de l’esclandre, se résigne à transmettre le dossier Marcellus en haut lieu. Encore l’a-t-il fait traîner autant que faire se peut, dans l’espoir que le centurion, en prison militaire, revienne à la raison.
Cela n’a pas été le cas et, "le 3 des calendes de novembre", le 27 octobre, Marcellus est renvoyé devant le préfet Agricolanus, assisté d’un greffier militaire du nom de Cassianus qui va, avec application, prendre en note l’intégralité des échanges entre le prévenu et le magistrat :
« Quelle mouche t’a piqué de jeter ainsi tes insignes de commandement et de proférer ces discours insensés ?
— Ceux qui craignent Dieu ne sont pas fous.
— As-tu vraiment dit tout ce qui est consigné dans le rapport te concernant ?
— Oui.
— As-tu vraiment jeté les insignes de ton grade ?
— Oui, car il n’est pas convenable à un chrétien engagé dans les armées du Christ de continuer à servir dans celles de ce monde. »
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’appliquer la loi dans toute sa rigueur et envoyer Marcellus au bourreau. Agricolanus lit la sentence lorsque, brusquement, le greffier, jusque-là silencieux, se lève d’un bond et lui coupant la parole, s’écrie : "Tu rends une sentence inique !" Voilà comment Cassien, greffier militaire, et chrétien, victime de sa franchise et de son courage, se condamna lui-même. Il fut exécuté à son tour le 3 décembre 298.