On pourrait objecter que de nos jours la redistribution étatique répond à la question du devoir de donner. De fait dans une société comme la France, sur un euro supplémentaire gagné par un salarié très bien rémunéré, près des trois quarts du coût marginal pour l’entreprise va à l’État et au système dit social ; on pourrait se demander s’il lui faut alors encore donner. Pourtant, l’impôt ne remplace pas le devoir de charité.
Une redistribution peu concluante
Posée ainsi, la question confond cependant deux plans distincts. Il est réel qu’avec un tel niveau de prélèvement, ces sommes prélevées par le système public ont un effet massivement redistributif ; celui qui les paye, du moins à partir d’un certain niveau, n’en tire en effet aucune prestation supplémentaire. Il est réel aussi que cette redistribution est sans doute excessive, et d’une efficacité douteuse. Autant en effet il va de soi dans une perspective chrétienne qu’il relève du bien commun d’assurer la nourriture, le logement et les besoins immédiats de tous, l’éducation et la santé de la population, autant on peut douter de l’efficacité de l’étatisation généralisée de ces services. Dans nos sociétés, si la redistribution est considérable, et la ponction publique disproportionnée, on ne peut cependant pas dire qu’elle soit concluante, ni en ce qui concerne la qualité de la société produite ni pour ce qui est du sort des plus démunis : le nombre et la marginalisation des exclus tendent en effet plutôt à augmenter.
Quoi qu’il en soit cependant de la redistribution étatique, du point de vue de l’individu, un tel niveau est un fait : la société fonctionne ainsi. Dès lors, et tant que ce système subsiste, chacun doit considérer que les conditions dans lesquelles il gagne ou possède ce qu’il a sont celles-ci. Il ne saurait donc se dispenser d’un effort de réflexion sur ce qu’il a à faire, lui, compte tenu de ce que le système public fait, et bien entendu avec ce qui lui reste. Bien sûr, on n’est pas dans la position de la personne aisée dans les sociétés anciennes qui savait que sans générosité de donateurs bénévoles, directement ou à travers l’Église, les miséreux n’étaient pris en charge par personne ; d’où d’ailleurs la formidable générosité des donateurs, notamment au Moyen Âge. Nous savons que ce n’est plus le cas ; le système collectif assure vaille que vaille le gros des besoins.
Un soutien humain et non-bureaucratique
Mais que les pauvres aient à leur disposition une aide (plus ou moins efficace) ne nous dispense pas de réfléchir à l’usage de l’ensemble de nos dépenses, naturellement sous notre responsabilité exclusive, et cela en fonction de deux considérations. La première est celle de nos responsabilités et de notre rôle. Comme notre mérite dans les prélèvements publics obligatoires est par définition nul, il est nécessaire, si on veut appliquer les préceptes évangéliques, de faire nous-mêmes un effort additionnel ; c’est-à-dire en terme concrets de regarder ce que nous gagnons après toute fiscalité, et de donner une fraction de ce montant. Il n’est en effet pas dit dans les évangiles de donner en regardant ce que fait l’État, mais de donner de ce que nous avons, en fonction des besoins que nous constatons.
Il n’est pas dit dans les évangiles de donner en regardant ce que fait l’État, mais de donner de ce que nous avons, en fonction des besoins que nous constatons.
La seconde considération est justement celle de la relative inefficacité de l’action publique, notamment dans le cas des plus déshérités, des exclus, pour qui le problème principal relève plus de la manière dont s’occuper d’eux, que d’une augmentation des subventions bureaucratiques ; d’où l’utilité de financer les œuvres qui apportent ce soutien humain ; utilité évidemment aussi de financer tout ce qui a une signification religieuse, tout ce qui répand l’Évangile, ce que l’État laïc ne fait pas ; utilité enfin d’aider ces pauvres parmi les pauvres que sont les pauvres du tiers-monde.
Appelé par son « prochain »
Une autre objection possible est alors celle de l’océan de la misère du monde : comment espérer avoir un effet, sur le plan individuel, avec nos moyens minuscules ? Et notamment si on prend en compte la misère extrême d’une partie encore considérable du tiers-monde. Mais là encore dans une perspective de foi il ne faut pas s’obnubiler sur ce décalage. D’abord, naturellement, rien ne justifie de nous désintéresser des pauvres parce qu’ils sont lointains, si nous savons sans le moindre doute qu’ils sont dans un grave besoin. D’un autre côté, il est vrai que nous devons d’abord faire ce que nous avons à faire là où nous sommes, en traitant les problèmes qui se posent concrètement à nous : ce n’est pas pour rien que les évangiles parlent de notre « prochain ». Mais le prochain n’est pas uniquement celui qui nous est géographiquement proche. C’est aussi quelqu’un sur qui notre attention est manifestement attirée de façon particulière, parce que nous le rencontrons, ou parce que nous sentons un appel de la Providence en ce sens : c’est qu’alors un effort spécial nous est demandé.