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C’est plus fort que moi : quand l’unanimisme règne, je m’inquiète. Quand tout le monde est d’accord, il y a de fortes chances pour que tout le monde se trompe. Nos décisions collectives les plus malencontreuses ont souvent été prises sans opposition, c’est-à-dire sans débat : il n’y a eu personne, par exemple, pour s’opposer à la déclaration de guerre à la Prusse en juillet 1870, aucune voix non plus pour douter du génie de Louis XIV abrogeant l’édit de Nantes, abrogation qui fut la décision la plus populaire prise par ce grand chef d’État selon la marquise de Sévigné.
L’ombre du vieux tartuffe
Il n’y a personne aujourd’hui pour émettre la moindre réserve sur la vie et l’œuvre de Robert Badinter. Même sa colère au moment du cinquantième anniversaire de la « rafle du Vél’ d’Hiv », en 1992, il ne se trouve aucune voix pour rappeler qu’elle était la réponse à une autre colère, la colère de jeunes juifs que la présence de François Mitterrand blessait. L’éructation de Badinter, ce « taisez-vous ! » indigné qui sembla méprisant, était-ce une posture moins déplacée que celle des jeunes qu’elle visait ? C’est qu’en 1942, au moment de la « rafle du Vél’ d’Hiv », François Mitterrand se trouvait à Vichy. Il préparait un article pour le périodique France, revue de l’État nouveau : dans le sommaire, son nom figurerait à côté de celui du Maréchal. Devenu président de la République, avec Robert Badinter comme garde des Sceaux, il avait déclaré que la République française n’avait eu aucune responsabilité dans la déportation des juifs, parce que la République était alors brisée par le régime de Vichy. Il ne précisait pas qu’il se trouvait à ce moment-là non pas avec la République, mais à Vichy justement. Un psychanalyste nous expliquerait peut-être que la rage de Robert Badinter, ce jour-là, ne visait pas en réalité les jeunes scandalisés, mais le vieux tartuffe, et qu’elle fut d’autant plus violemment exprimée qu’elle ne pouvait pas se l’avouer.
Un grand garde des Sceaux
Mais cet épisode ne doit pas nous égarer. Robert Badinter fut sans aucun doute un grand garde des Sceaux, parce qu’il a eu une longévité exceptionnelle à ce poste et parce qu’il y a été actif. On doit à son opiniâtreté l’abolition de la peine de mort, bien sûr, mais aussi la suppression des juridictions d’exception et la modernisation du régime d’indemnisations se victimes, et biens autres progrès. Badinter est resté toute sa vie un avocat de génie, soucieux de la dignité des personnes sans faire de différences entre eux, capable de s’élever contre le lynchage moral de Dominique Strauss-Kahn, et même de rappeler que Maurice Papon devait être traité avec humanité ; capable aussi, et contre son propre camp, d’avoir des mots contre la dépénalisation de l’euthanasie. Au vrai, et c’est sa force, Badinter n’avait pas de camp. Il était du camp de ces grands avocats pour lesquels il n’est pas d’homme indéfendable. Cet aspect le rapproche de Jacques Chirac, qui avait voté l’abolition en 1981 contre l’opinion dominante du RPR.
Il a gagné, mais il n’a pas convaincu
Tout cela n’est pas rien. Pour autant, le bilan politique de Robert Badinter mérite un inventaire autant qu’un piédestal. L’abrogation de la peine de mort reste une des lois les plus clivantes de France : plus de quarante ans après son adoption, elle coupe le pays en deux. Il y a aujourd’hui la moitié des Français pour réclamer le rétablissement de la peine capitale. C’est un cas unique s’agissant d’une loi « sociétale » censément irréversible. Dans le grand combat de sa vie, Robert Badinter a gagné mais n’a pas convaincu. Raymond Barre, par exemple, se disait favorable au rétablissement de la peine de mort pour les crimes sur des enfants et pour les attentats terroristes. Selon les sondages récents, la voix de Raymond Barre est en train de devenir aujourd’hui l’opinion de la majorité des Français.
C’est que l’abrogation de la peine de mort a été le déclencheur d’une politique pénale orientée vers le coupable, dont on voit les conséquences aujourd’hui. L’insécurité ambiante conduit les Français les plus vulnérables à s’en remettre aux extrêmes. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Blaise Pascal. Robert Badinter est l’inventeur de la politique pénale angélique, poursuivie aujourd’hui par un autre grand avocat, Éric Dupont-Moretti. Avec de tels talents, on peut être fiers, mais il faut être prudent quand on sort de chez soi.