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Le 1er mai 1539, la reine Isabelle d’Espagne, épouse de Charles Quint, meurt à Tolède en donnant le jour à son cinquième enfant. Drame d’une banalité absolue qui n’épargne ni grandes dames ni bourgeoises, ni paysannes, ni pauvresses ; une femme sur deux, à l’époque et pour longtemps encore, succombe à ses maternités. Les reines comme les autres. Cette cruelle évidence n’empêche pas, en pareil cas, d’immenses chagrins. Très épris de sa belle princesse portugaise, Charles Quint s’enferme dans un monastère pour la pleurer en paix. Quant aux obsèques, qui seront célébrées, selon l’usage des Rois catholiques, dans la chapelle funéraire de la dynastie, à Grenade, il charge de s’en occuper l’un de ses plus fidèles serviteurs, le marquis de Lombay, et l’épouse de celui-ci, Éléonore de Castro, dame d’atours de la disparue, venue avec elle du Portugal.
Une ascendance bizarre
Qui est le marquis de Lombay ? Premier-né du duc de Gandie et de Jeanne d’Aragon, fille bâtarde de l’archevêque de Saragosse, lui-même fils bâtard du roi Ferdinand d’Aragon, le marquis est le petit-fils de Juan de Gandie, un bâtard, lui aussi, né d’une des maîtresses du cardinal Rodrigo Borgia, futur pape Alexandre VI, et neveu du défunt pape Calixte III... Si la situation nous semble passablement choquante, elle l’est, en fait, beaucoup moins aux yeux des contemporains qui jugent le gouvernement de l’Église affaire aussi politique que celui de n’importe quel État laïque ; cardinaux et souverains pontifes sont des administrateurs et des guerriers, non des saints et rares sont ceux qui ont embrassé la vie religieuse par vocation. L’on ferme les yeux sur leurs mœurs et leur vie privée, quand même elle serait peu édifiante, voire choquante. Cela dit, Alexandre VI, malgré ses liaisons et ses enfants adultérins, qu’il exhibe sans vergogne et marie princièrement, est un homme de foi, qui craint Dieu, de temps en temps, et ne plaisante pas avec les enseignements catholiques.
Cette ascendance bizarre ne nuit donc en rien au marquis de Lombay, lequel, d’ailleurs, n’y peut rien. Et puis, cela n’empêche pas d’être, de ce côté-là de la famille, chrétiens exemplaires. La preuve en est que la grand-mère de M. de Lombay, après la mort tragique de son époux, le premier duc de Gandie, Juan, fils aîné du Pape, vraisemblablement occis sur ordre de son jeune frère, le cardinal César Borgia…, a pris le voile chez les clarisses.
Une mission qui va bouleverser sa vie
Cet exemple, comme celui de ses parents, a fait de Francisco Borgia de Gandie, marquis de Lombay, un garçon remarquablement pieux. S’il n’était l’aîné, il serait entré dans les ordres, choix auquel son père s’est véhémentement opposé. Le mariage d’amour de son fils et sa brillante réussite à la Cour semblent avoir écarté cette lubie. Francisco ne le sait pas encore, mais la funèbre mission dont son roi l’a chargé va bouleverser sa vie du tout au tout. De Tolède à Grenade, il y a 500 kilomètres, ce qui demande plus d’un mois de voyage, au rythme du char funèbre, et, en mai, en Espagne, il fait chaud. En dépit du cercueil de plomb dans lequel il a été placé, le cadavre de la reine se décompose. Or, l’étiquette prévoit qu’à l’arrivée à la nécropole royale la bière soit ouverte afin de s’assurer que la dépouille est bien celle confiée à la garde de l’escorte. Lorsque le couvercle est enlevé, et les Grands invités à attester de l’identité de la défunte, Isabelle est dans un tel état de pourriture que nul n’ose ni s’approcher pour la reconnaître ni attester qu’il s’agit bien de la radieuse et ravissante jeune femme qu’ils ont connue.
Nul, sauf Francisco Borgia, esclave de son sens du devoir. Le choc est atroce. Confronté à la réalité du trépas, il atteste que cette "chose qui n’a de nom en aucune langue" est pourtant bien la reine d’Espagne, ce dont il peut jurer car il n’a pas quitté le cercueil du regard un instant. Puis, blême, le marquis de Lombay murmure :
Je ne servirai plus jamais un seigneur qui puisse mourir.
Il respectera ce serment, dès qu’on lui en accordera le loisir.
Une prière d’offrande et d’abandon
Devenu duc de Gandie à la mort de son père en 1542, Borgia perd sa femme quatre ans plus tard. Toujours amoureux d’elle, il a supplié le Ciel de la lui laisser. À quoi le Crucifié devant lequel il prie répond : "Si tu désires profondément que je te laisse plus longtemps ta duchesse, je t’en fais seul juge mais je t’avertis que ce choix ne serait pas convenable." Brisé mais résigné, Francisco répond par une prière d’offrande et d’abandon :
Seigneur, je ne puis rien faire de moins pour répondre à Ton infinie et gracieuse générosité que t’offrir ma vie, celle de mon épouse, celle de mes enfants et tout ce que je possède en ce monde. C’est de Ta main que j’ai tout reçu, je Te rends donc le tout en Te priant d’en disposer selon Ton bon plaisir.
Deux ans plus tard, il entrera dans la Compagnie de Jésus, en deviendra Général et l'une des plus grandes figures de l’Ordre.