Une vieille chanson de Vincent Scotto affirme, parlant de "notre Cane, Cane, Canebière que partout, elle est populaire" et qu’on "la connaît au bout de la terre". Sans doute est-ce vrai mais l’affirmation le serait davantage encore s’agissant d’un autre haut lieu de Marseille, bien plus fameux : Notre-Dame de la Garde. Que l’on arrive dans la cité phocéenne par la route, le train ou la mer, c’est elle que l’on découvre d’abord, dominant la ville de ses 162 mètres d’altitude. Elle semble tellement ancrée dans le paysage, elle est si célèbre que l’on peinerait presque à s’imaginer qu’elle n’a pas toujours été là, du moins sous sa forme actuelle. Et pourtant…
En l’honneur de Notre-Dame
La Garde, comme son nom l’indique, est à l’origine un point de surveillance de la côte et des terres d’où il est possible d’observer l’arrivée d’un danger potentiel. L’intérêt de la colline est donc d’abord stratégique, même si les Romains y ont autrefois édifié un temple à Vénus, patronne de la Ville, de l’Empire et de la dynastie julio-claudienne. De ce monument antique, il ne reste plus rien depuis très longtemps quand, en l’an 1214, un certain Pierre, dont le patronyme s’est perdu, demande à l’abbé de l’abbaye Saint-Victor, propriétaire des terrains, de l’autoriser à y bâtir une chapelle en l’honneur de Notre-Dame ainsi que diverses habitations et de lui permettre de cultiver les parcelles alentours pour que leurs revenus soient affectés d’abord à la construction, puis à l’entretien du sanctuaire.
Quelle est la raison de cette demande ? Marque de gratitude pour un vœu exaucé ou très forte dévotion mariale ? La chronique n’en dit rien mais une église est construite sur la colline et Pierre, son projet réalisé, devient moine à Saint-Victor. Aucun miracle éclatant ne survient aux environs de la chapelle neuve, aucune statue perdue ne réapparaît ; en un mot, il ne se passe rien de spécial à la Garde mais cela n’empêche pas les Marseillais de s’attacher à ce pèlerinage et d’y venir prier, quitte à gravir une mauvaise route fort raide et réputée dangereuse, surtout par temps de pluie. Ainsi naît Notre-Dame de la Garde, que cette appellation même désigne comme protectrice dans les périls.
Si la peste disparaît de Marseille
La décision de François Ier, en 1515, de fortifier le site, si elle se justifie d’un point de vue stratégique, entrave cependant sérieusement le développement du lieu de culte marial, désormais inclus dans une enceinte militaire à l’accès réglementé. Sans toutefois décourager les dévots, parmi lesquels l’on comptera en 1622 le jeune Louis XIII. Il n’empêche que la vieille chapelle médiévale s’abîme et qu’elle n’est pas loin, au début du XVIIIe siècle, de menacer ruine quand survient, en 1720, la grande et longue peste qui va désoler Marseille et la Provence pendant plus de deux ans. Conscient que cet interminable fléau constitue un châtiment pour les fautes de son peuple, et son amour immodéré des biens matériels, qui a poussé les édiles à laisser débarquer sans contrôle ni quarantaine, de peur de perdre la vente de la foire de Beaucaire, des marchandise contaminées, l’évêque, Mgr de Belsunce, se tourne vers le Ciel.
Si, sur le conseil d’une religieuse visitandine privilégiée, la sœur Madeleine Rémuzat, il consacre la cité au Sacré Cœur, ce qui obtiendra l’arrêt de l’épidémie, il sait aussi que le meilleur moyen de toucher le cœur du Fils est de passer par Sa Mère. Il promet donc solennellement, si la peste disparaît et ne revient plus, de relever la chapelle de La Garde, travaux qui s’achèveront en 1732. Dans le même élan, les Marseillais décident de doter la chapelle d’une statue de "la Bonne Mère", appellation récente, qui s’est répandue après les apparitions de Notre-Dame à Benoîte Rencurel au Laus, à partir de 1664, digne d’elle. Ainsi font-ils réaliser une œuvre d’art hors du commun, en argent repoussé plaqué or, de toute beauté, et qui a la particularité, unique en son genre, d’être également un ostensoir, la main de Notre-Dame pouvant recevoir une monstrance contenant l’hostie consacrée. Il s’agit, tant par sa valeur que par sa beauté, d’un trésor inestimable, à la hauteur de la gratitude des Marseillais.
Un miracle éclatant à Marseille
C’est cela même qui va la perdre… Pendant la Terreur, la chapelle, toujours dans son enceinte appartenant à l’armée, échappe, certes, aux déprédations et destructions qui anéantiront tant d’autres sanctuaires mais la République, à cours de liquidités, après avoir saisi la magnifique statue, la vend, au prix du métal précieux, aux Génois… Nul ne saura jamais ce qu’il en est advenu. Ce n’est que le 4 juillet 1807 que Notre-Dame de la Garde, restituée à l’Église, est enfin rouverte au culte. Le cœur brisé, les Marseillais n’y retrouvent pas la si précieuse image qu’ils vénéraient, remplacée par une statue en bois qui leur fait peine à voir. Dès lors, ils n’ont plus qu’une idée : la remplacer, sinon à l’identique, du moins le mieux possible. Une souscription, qui bénéficie du soutien de la famille royale, est lancée en 1823 qui permet de commander à un sculpteur en vogue, Chanuel, une nouvelle statue, en argent battu, comme la précédente, qui sera solennellement installée et bénie en 1837 sous les acclamations d’une foule de 50.000 personnes.
Les Marseillais demandent le remplacement de la chapelle médiévale par une basilique gigantesque qui témoignera de leur reconnaissance.
Méritées car la Patronne de la ville vient de s’illustrer par un miracle éclatant quand, en 1832, alors que Marseille est dévastée par l’épidémie de choléra qui désole la France, le simple fait de promener la vieille statue de bois à travers les rues, non seulement met un terme immédiat à la pandémie mais permet, effet incompréhensible pour une médecine qui ne possède alors aucun remède pour soigner les cholériques, voués à mourir de déshydratation massive, la guérison de tous les malades…
Une basilique gigantesque
Cette fois, les Marseillais ne veulent pas être en reste de générosité et ils demandent le remplacement de la chapelle médiévale par une basilique gigantesque qui témoignera de leur reconnaissance. En 1852, bien qu’il ait déjà engagé les travaux pour la reconstruction de sa cathédrale, Mgr de Mazenod se rend au souhait de ses diocésains. L’on est alors dans le grand élan de ferveur qui précède la promulgation, le 8 décembre 1854, du dogme de l’Immaculée Conception, et, en France, rien n’est trop beau pour honorer la Sainte Vierge.
L’archevêché commence par acheter l’intégralité des terrains autour du sanctuaire, qui ont perdu leur caractère défensif, et entreprend dans un premier temps de raser le fort et ses défenses afin de faire de la place. L’édifice, de style romano-byzantin, alors à la mode, sera en pierre blanche de Calissanne et en colfaline bleue de Florence. Une coupole de quinze mètres de hauteur et de neuf mètres et demi de diamètre le couronnera, flanquée d’un clocher qui sera surmonté d’une gigantesque statue de Notre-Dame. Les aménagements intérieurs devant être de même qualité, une statue de Notre-Dame des douleurs est commandée au sculpteur Carpeaux, au sommet de son talent et de sa célébrité. Elle siégera parmi l’or, le granit, les marbres et le porphyre.
Ce chantier colossal agace passablement une municipalité qui s’affiche désormais agnostique. En 1884, alors que dans tout le pays se multiplient les attaques plus ou moins sournoises contre le catholicisme, la mairie interdit la procession annuelle. Outrés, les Marseillais s’attendent au pire. Ils ont raison… Au mois de mai, le feu prend sur le chantier de la basilique, y occasionnant de tels dégâts que les libres penseurs, ricanant, espèrent hautement son abandon. Le piédestal qui soutient la statue colossale s’embrase et celle-ci tombe : en tournant le dos à sa cité ingrate, ce qui sera interprété comme un très mauvais présage… En effet, puisque peu après, le jour de la Fête-Dieu, date traditionnelle de la procession interdite, le choléra revient et fait très vite plus de 1.500 morts. À défaut de pouvoir faire descendre la Bonne Mère vers ses enfants, ce sont eux qui, en foule, vont monter à la Garde et la supplier d’avoir pitié d’eux. Ils sont exaucés en peu de temps et la basilique sera réparée, achevée et consacrée dès 1886.