Il ne faut pas croire, cependant, que ce choix de partir soit facile : l’exil, même dans ce monde ouvert qu’est l’Empire romain, constitue toujours une douloureuse épreuve. À la fin du IIIe siècle, celle-ci se trouve aggravée par le durcissement de la législation impériale anti-chrétiens qui déchoit les fidèles en fuite de leurs droits civiques, des avantages liés à leur naissance et leur condition sociale, entraînant la confiscation de leur fortune, s’ils en ont. Ce choix, qui fait préférer le Christ à tous les biens de ce monde, est donc hautement méritoire, d’autant qu’il n’est pas toujours une assurance vie, hélas… La terrible histoire de Julitta, Juliette, et de son petit garçon, Kyriacos, Cyr, le prouve.
Déclenchée en janvier 304 à Nicomédie, la persécution permise par l’empereur Dioclétien se distingue des précédentes en cela qu’elle est l’œuvre d’une faction politique, proche d’un souverain dépassé par les événements et pressé de quitter le pouvoir ; celui-ci entend profiter de l’occasion, à la fois pour éradiquer le christianisme et pour liquider son rival, le César d’Occident, Constance Chlore, que l’on dit trop tolérant envers les chrétiens. Le parti païen va donc prendre les moyens nécessaires à la réussite de ses plans, et, pour la première fois, donner à la chasse aux fidèles une dimension "universelle", c’est-à-dire étendue à tout l’empire. Pour la première fois aussi, cette détermination exterminatrice ne sera pas une brève flambée de violence, mais elle durera, implacable, près d’une douzaine d’années dans certaines régions orientales, incitant les autorités, d’abord réticentes, à faire du zèle afin de satisfaire le pouvoir…
« Je suis chrétienne »
Cela, les chrétiens ne le comprennent pas d’emblée et, pour pénible que soit ce choix, beaucoup, s’ils en ont les moyens, se résolvent à quitter leur cité pour passer dans une province voisine, dans l’illusion d’y être en sécurité. Telle est la décision que prend Julitta, jeune aristocrate d’Iconium, dans l’actuelle Turquie, veuve et mère d’un petit garçon de 3 ans, Kyriacos. Accompagnée de deux servantes, chrétiennes, elles aussi, Julitta part pour Séleucie, et y découvre que les édits impériaux l’ont précédée : ici aussi, les fidèles sont promis à la mort s’ils n’abjurent pas. Julitta reprend la route, vers Tarse, ville natale de saint Paul, mais la malchance la poursuit et elle y arrive en même temps que le nouveau gouverneur, Alexandre, nommé pour appliquer la nouvelle législation et en finir avec les membres de "la secte"…
À peine à Tarse, la jeune femme est arrêtée avec l’enfant qu’elle tient dans ses bras et qui n’attendrit personne. Seules les deux servantes réussissent à prendre la fuite. Julitta comparaît dans la foulée devant Alexandre, décidé à faire un exemple. L’interrogatoire, à son grand dépit, tourne court, la prévenue se bornant à répondre en boucle à toutes les questions : "Je suis chrétienne." Cette attitude exaspère Alexandre ; il ordonne que Julitta soit couchée sur le chevalet afin d’y être frappée à coups de nerfs de bœuf, supplice d’une rare violence. Au préalable, on veut lui prendre son fils. Kyriacos s’accroche à sa mère en hurlant mais on parvient à le lui arracher.
L’étreinte du tourmenteur
La suite est confuse, selon que les témoins accablent ou non le magistrat. Selon les uns, ce qui suivra sera un tragique accident ; selon les autres, au contraire, tout a été pensé, calculé dans l’idée de pousser Julitta à abjurer, au prix d’un épouvantable chantage. Alexandre prend Kyriacos dans ses bras, bien visible de la suppliciée que, sur son ordre, l’on commence à frapper. Entre deux gémissements, la jeune femme répète : "Je suis chrétienne !" Affolé par les plaintes de sa mère, le petit garçon se débat, hurle. Va-t-il, en essayant d’échapper à l’étreinte du tourmenteur de sa maman, griffer Alexandre qui, dans un mouvement d’humeur involontaire, l’aurait alors projeté violemment loin de lui, chute dans laquelle Kyriacos se tue ? Ou, et c’est plus probable, a-t-il menacé Julitta de mettre son fils à mort si elle n’abjurait pas, se retrouvant contraint, devant le refus de la malheureuse, de s’exécuter pour ne pas sembler se dédire ?
Le récit du supplice infligé à Kyriacos, qui a le crâne fracassé contre un mur, rend crédible la seconde version car c’est ainsi, même si la chose reste rare, que le droit romain prévoit, en effet, de mettre à mort les enfants en bas âge si leurs parents ont été condamnés comme ennemis de l’État… Mais, loin d’ébranler le courage de la suppliciée, la mort de son enfant, en la délivrant de ses dernières attaches terrestres, redouble son courage et, sommée d’abjurer pour s’épargner un sort pis que celui de son fils, Julitta réplique : "J’adore le Christ et non les démons. J’ai hâte de rejoindre mon fils dans son Royaume."
Privilège aristocratique
Aucune torture ne venant à bout de sa détermination, et quelques-uns, dans le public, manifestant l’horreur que leur inspire le traitement infligé à cette mère et son enfant, Alexandre abrège ses souffrances en lui faisant trancher la tête, privilège aristocratique auquel, en principe, la jeune femme, qui s’est reconnue chrétienne, n’a plus droit.
Jetés à la voirie, les cadavres seront recueillis par les servantes, finalement revenues, et inhumés décemment. Une partie de leurs reliques seront, au Moyen Âge, déposées à Auxerre et Nevers, ville dont saint Cyr et sainte Juliette sont depuis les patrons.