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Fondateur du pôle éthique et droit du centre de recherches de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, le philosophe Henri Hude voit dans la guerre moderne une exacerbation de la volonté de puissance des individualités. Pour rendre la guerre impossible, la Modernité rêve d’un Léviathan universel dont le pouvoir éliminerait les puissances politiques indépendantes. De nos jours, explique-t-il, les forces en présence s’opposent sur un désaccord fondamental qui traverse tous les conflits locaux, d’où la réalité d’une "guerre mondiale par morceaux", aux portes de la "guerre totale".
Aleteia : Les guerres du passé étaient des guerres poursuivant des intérêts, on se bat désormais pour des "valeurs" : pourquoi ?
Henri Hude : Pour ceux qu’on appelle les "réalistes", les "valeurs" ne sont que les masques de la volonté de puissance, le prétexte des intérêts. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, mais il serait naïf de ne voir que ça. Presque toutes les guerres ont trois dimensions : économique (richesses naturelles, débouchés, règles du jeu commercial et financier, etc.), politique (pouvoir, hégémonie, indépendance, rang, etc.) et culturelle (autorité morale, influence, cadre conceptuel, religions, sagesses, idéologies, "valeurs", etc.). La plupart du temps, l’enjeu des conflits est un mélange des trois, les proportions variant dans chaque cas et pour chaque groupe ou chaque individu. Je crois que ceci est de tous les temps.
C’est (...) une illusion que d’espérer supprimer la guerre (...) au moyen d’une simple suppression de la pluralité des nations ou des États.
La réponse imaginée par la Modernité à la volonté de puissance incontrôlable des volontés particulières serait l’établissement d’une gouvernance mondiale que vous appelez "Léviathan". Cette gouvernance mondiale supprimerait les frontières et les intérêts nationaux. Quelle est votre position face à ce "Léviathan" ?
L’État mondial unique, je l’appelle Léviathan. Que Léviathan puisse être une solution partielle au problème de la guerre c’est évident, puisque s’il n’y a plus dans le monde qu’un seul État, la guerre entre plusieurs États disparaît automatiquement. Mais la cause de la guerre est plus profonde que toute constitution politique. C’est pourquoi, même s’il n’y a plus qu’un seul État, il y encore des guerres : guerres civiles, révolutions, insurrections, terrorismes, et surtout guerres de sécession, qui recréent une pluralité politique… Et il y a eu des guerres avant qu’il n’y eût des États.
C’est donc une illusion que d’espérer supprimer la guerre (ou plus généralement de résoudre des problèmes communs d’ampleur mondiale) au moyen d’une simple suppression de la pluralité des nations ou des États. Et c’est une illusion très dangereuse, car elle nous entraîne sur la pente d’une suppression de toute pluralité et de toute liberté. Il faut absolument prendre la mesure et comprendre la logique de ce terrifiant tourbillon sécuritaire et unificateur dans lequel disparaîtraient toute liberté et toute spiritualité. Il faut donc voir dans la pluralité des États et de leurs nations la première forme de séparation des pouvoirs. Sans elle, il ne peut y en avoir d’autres. Et donc, sans elle, le genre humain ne peut pas avoir de Constitution, sauf le despotisme, bien sûr.
Le 10 septembre 2022, le Pape est allé plus loin que "guerre par morceaux". Il a parlé de "guerre totale".
Pourquoi cette poursuite de la paix mondiale perpétuelle serait-elle un mythe plus dangereux que la liberté des nations elles-mêmes ?
La pluralité des États-nations, évidemment, rend pensable la guerre entre États-nations. Or la possibilité de cette guerre, et surtout de sa montée aux extrêmes, devient de plus en plus inquiétante. Pourquoi ? Parce que nos moyens de destruction s’accroissent démesurément. Il faut trouver moyen de concilier la pluralité des États, donc la liberté, avec la maîtrise de la guerre, donc la sécurité.
Comment sort-on de cette contradiction ? Paradoxalement, grâce à la terrifiante perspective du Léviathan. Celui-ci n’est pas tel ou tel État. Il est la tentation de tous. Léviathan, avec son despotisme universel et absolu, force les nations à réformer leur culture de liberté en premier, qui est une culture de guerre. Il les force à constituer des alliances non impériales visant à conserver la pluralité d’États tout en s’organisant pour exercer collégialement ce qui relève d’une compétence publique universelle.
Le pape François parle des conflits actuels comme d’une "guerre mondiale par morceaux". Comment évolue la guerre aujourd’hui ? Revient-on vers des conflits de haute intensité ?
Le 10 septembre 2022, le Pape est allé plus loin que "guerre par morceaux". Il a parlé de "guerre totale". C’est une sorte de lapsus, car une guerre totale, aujourd’hui, serait nucléaire. Mais c’est un lapsus significatif. Le Pape rappelle que Jean Paul II avait rendu grâces à Dieu d’avoir préservé le monde de la guerre totale, atomique. Cette prière est à l’ordre du jour. Ce n’est pas là une dramatisation excessive. Le monde tout entier se voit traversé par un désaccord fondamental, à la fois politique, économique et culturel : permanence ou fin de l’hégémonie politique anglo-saxonne et de l’"ordre mondial basé sur des règles" ; permanence ou fin d’une mondialisation économique de type néolibéral et de la prééminence du dollar ; poursuite ou fin d’une occidentalisation culturelle de type postmoderne. Ce désaccord oppose des groupes de pays et traverse chacun des pays dans quelque groupe qu’il se situe. Ce désaccord fournit leur toile de fond à tous les autres conflits, qui ont aussi, bien sûr, leurs causes particulières.
Quelle leçon les militaires peuvent-ils donner aux politiques aujourd’hui pour gagner la paix ?
Cette guerre "par morceaux" a éclaté, moins en septembre 2001 qu’en 2008 (Kosovo, puis Géorgie), 2014 (Ukraine), puis 2015 (Syrie)… Depuis février 2022, il est monté en intensité. On se bat en Ukraine avec la panoplie entière des armes disponibles sous le seuil atomique. Pour l’heure, grâce à la dissuasion, ce conflit reste en dessous du seuil et n’oppose qu’indirectement les puissances nucléaires. Ce conflit, apparemment local, est en réalité un conflit mondial, dont l’enjeu n’est autre que l’organisation et les règles fondamentales du genre humain. Un autre front pourrait s’ouvrir bientôt en Mer de Chine. Soit on trouvera moyen de surmonter le désaccord par de nouvelles synthèses, culturelles, politiques, économiques, soit il sera tranché par la force, avec ou sans destruction du genre humain.
Ce n’est pas le rôle des militaires que de donner des leçons aux politiques, auxquels ils sont justement subordonnés. Mais le devoir d’obéir a pour contrepartie le droit de parler vrai à ses supérieurs et d’en être écouté sans se faire "saquer". Autrement, il n’y aurait plus de dignité dans une obéissance devenue servile. Le devoir d’obéir a aussi pour contrepartie le droit de recevoir des ordres auxquels il ne soit pas déshonorant d’obéir. Cela veut dire que le politique doit lui-même obéir, obéir à la raison recherchant la vérité du juste et du bien. Si jamais le politique se mettait à croire que sa raison ne lui commanderait rien, comme si à ses yeux tout était arbitraire et subjectif, alors inévitablement se déferait en silence et en profondeur, derrière une façade de docilité et de déférence, la légitimité de la subordination des armes à la toge.
Vous avez enseigné quinze ans à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr : quelle sagesse un civil comme vous a-t-il pu recevoir de son passage dans les armées ?
Durant mes années à Coëtquidan, j’ai découvert le rôle d’une armée dans une démocratie. L’armée ou la marine, en vivant des valeurs sans lesquelles il n'y a pas de force armée fonctionnelle, donne à la société libre une leçon d’humanité qui la préserve des utopies libertaires ou égalitaires, qui ont toujours été le tombeau des démocraties. Un pouvoir civil mettrait donc la société en danger s’il ne respectait pas cette spécificité des armées au détriment de la sécurité de la nation.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
Pratique :