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Nous sommes suffisamment avancés dans le XXIe siècle — déjà vers la fin de son premier quart — pour voir s’y dégager certaines tendances dont nous pourrions apprendre à tenir compte, car elles bousculent nos idées reçues. Il s’agit de mutations profondes, à l’échelle de l’histoire plutôt que de l’actualité. Il y a bien sûr tout ce qui concerne l’environnement, le pillage des ressources naturelles, le réchauffement climatique, le devoir de "transition énergétique" et de sauvegarde de la "maison commune" de toute l’humanité. C’est une nouveauté par rapport aux millénaires antérieurs, mais la prise de conscience des enjeux et de l’urgence semble assez générale à présent. Il est en revanche deux phénomènes qui, bien que largement répandus, sont moins évidents et méritent sans doute quelque attention et réflexion.
Le mythe de l’irrésistible souveraineté populaire
Il faut d’abord relever qu’un des dogmes qui nous sont les plus chers a été sérieusement remis en cause ces dernières décennies. C’est l’idée qu’un régime tyrannique ne peut pas s’opposer indéfiniment à la volonté populaire. Cette leçon a été enseignée par les révolutions de 1776 en Amérique et de 1789 en France. Le clou a été enfoncé par les événements de 1830 et 1848 en Europe, et ensuite par tous les mouvements d’unité et d’indépendance nationale. De même, à partir de 1989, les nations d’Europe de l’Est asservies par l’idéologie communiste ont pu s’en affranchir, et en 1991 l’apartheid a été aboli en Afrique du Sud.
Mais, cette même année 1989, les étudiants, intellectuels et ouvriers qui manifestaient contre la corruption et pour plus de libertés sont dispersés et massacrés par l’Armée rouge sur la place Tienanmen à Pékin. C’en est fini de l’ouverture et des réformes consécutives à la mort de Mao en 1976, qui ont pu laisser croire que, comme l’Espagne après Franco en 1975, la Chine évoluait vers la saine et universelle norme démocratique. Or ce coup d’arrêt survient au printemps 1989, et la chute du Mur de Berlin, qui enclenche la libération des pays soumis à Moscou, n’a lieu qu’à l’automne. La dynamique de souveraineté des peuples, qui semblait irrésistible, commence ainsi à s’inverser alors qu’elle produit encore ses derniers effets.
Prospérité des dictatures
Depuis, un peu partout dans le monde, pratiquement aucun soulèvement de "la base" n’a pu mettre durablement fin à l’oppression — sauf sur le Maïdan à Kiev en 2014, mais de façon précaire, comme on le voit aujourd’hui. Au contraire, les dictatures se portent bien, au moyen de répressions policières, voire militaires, et d’élections truquées ou sans opposition. Les intifadas palestiniennes de 1987-1993 puis 2000-2005 et le "printemps arabe" de 2011 sont restés vains. Et il y a aussi désormais, en plus de la Chine et de la Russie poutinienne, l’Iran, le Venezuela, l’Afghanistan, Cuba, la Syrie, Hong Kong, la Biélorussie et nombre de pays ex-soviétiques, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, la nation kurde privée d’État, etc.
Une autre caractéristique émergente de notre XXIe siècle est une crise de la rationalité inhérente à tout commerce
Les autocrates et les oligarques sous leur coupe semblent avoir saisi qu’on peut faire fuir ou intimider les classes moyennes instruites, plus gênantes que les masses trop pauvres pour se révolter. La démocratie requiert de longs et lourds investissements dans l’éducation au respect mutuel, qui n’est pas du tout évident, entre vainqueurs et perdants. Elle repose aussi sur l’information des citoyens et, paradoxalement, les nouveaux moyens de communication (Internet, réseaux sociaux) n’y contribuent guère. Ils sont certes plus indépendants que les médias classiques et accessibles à tous (comme émetteurs et pas uniquement destinataires). Mais ils sont aussi moins fiables et il est facile soit de les utiliser pour la propagande et la surveillance des individus et des groupes, soit de bloquer les connexions avec l’extérieur.
L’avènement de la logique mercantile
Une autre caractéristique émergente de notre XXIe siècle est une crise de la rationalité inhérente à tout commerce — entendons par là, en plus des échanges de biens monnayables, le partage de sentiments et d’idées ainsi que la compréhension de soi-même, des autres et du monde, tout cet éprouvé et conçu se formalisant dans le discours et le dialogue (puisque logos en grec désigne aussi bien la parole que le raisonnement suivi). Avec la fin des idéologies et le triomphe d’un pragmatisme sécularisé, il a été admis que le plus avantageux pour gouverner les comportements et les relations était l’intérêt collectif aussi large que possible et finalement objectif, à la simple condition qu’il soit correctement calculé.
C’est sur cette base qu’après 1945 se sont édifiés le Marché commun puis l’Union européenne, afin de rendre, à l’aide de règles négociées, tout conflit non rentable, surtout s’il impliquait du gaspillage de ressources en armement destructeur. La désagrégation du communisme a fait espérer que cette logique mercantile prévaudrait partout, que l’économie ferait la loi pour le plus grand profit de tous, devenus producteurs-consommateurs, et que ce serait "la fin de l’histoire". Ce fut le temps du rêve d’une "mondialisation heureuse".
L’utilitarisme en échec
Cette illusion a vite fait long feu. Elle a été dissipée dès 2001 par les attentats islamistes à New York, aussi spectaculaires que stériles. Les limites de l’utilitarisme occidental ont été confirmées par l’impuissance américaine à établir un État fonctionnel dans l’Irak "libérée" en 2003. Aujourd’hui, l’invasion de l’Ukraine paraît totalement injustifiable pour des motifs qui n’ont même pas besoin d’être moraux : il n’y a pas que les populations bombardées qui souffrent, car la Russie elle-même se pénalise, sacrifie de ses enfants et s’affaiblit en perdant partenaires et bons clients. Cette agression est jugée aussi folle que l’annexion des Malouines par la junte argentine en 1982, du Koweït par Saddam Hussein en 1990 ou de la Bosnie par les Serbes en 1992-1995, au point qu’on doute de la santé mentale de M. Poutine.
L’Occident sécularisé est bien moins rationnel qu’il ne s’en flatte. L’offre et la demande de biens ne s’équilibrent pas comme par magie pour établir l’équité en éradiquant la pauvreté.
Il faut bien en conclure que le monde ne suit que très partiellement la logique de l’intérêt économique, censée commune à tous, et que toutes sortes de passions jouent un rôle bien plus décisif : nationalismes, fanatisme religieux, racisme, susceptibilités identitaires, cupidité à courte vue, pulsions de domestication, dénonciation de boucs émissaires… Ce qui vérifie que "l’homme ne vit pas que de pain" (Dt 8, 3 ; Mt 4, 4), mais de peurs, d’envies au-delà de ses besoins et d’aveuglements au lieu de la Parole qui vient de Dieu.
Deux leçons à retenir de Joseph Ratzinger
Ajoutons que l’Occident sécularisé est bien moins rationnel qu’il ne s’en flatte. L’offre et la demande de biens ne s’équilibrent pas comme par magie pour établir l’équité en éradiquant la pauvreté. Les messages sont relayés à proportion des seules émotions qu’ils suscitent. L’opinion est manipulable et a la mémoire courte. Les "avancées sociétales" refaçonnent les normes communes sur du décalé. Enfin, si la démocratie et l’état de droit sont bien, selon Churchill, le "moins mauvais" des systèmes politiques, ils ne sont pas infaillibles : les nazis ont été régulièrement élus et ont veillé à ce que leurs pires crimes soient légaux.Le cardinal Ratzinger, l’a rappelé chez nous en 2004, à l’occasion du 60e anniversaire du Débarquement. Et il a publié en 1994 dans la revue Communio, un article pointant la fragilité des rationalités démocratique et économique, l’une et l’autre instrumentalisables parce que sans références à la fois historiques et intemporelles. Et le futur pape concluait que l’Église rend un indispensable double service : d’ouverture à la fraternité universelle des enfants de l’unique Père, et de critique de tous les détournements du logos en outil de domination. Ce sont deux leçons qui, bientôt vingt et trente ans plus tard, gardent toute leur pertinence.