Comment ne pas rendre grâce à l’annonce du rappel par Dieu de son serviteur Joseph Ratzinger ? Il a déconcerté, parce qu’il est simultanément apparu d’un côté supérieurement intelligent et cultivé, et de l’autre pas du tout dominateur et encore moins autoritaire. Mais il a aussi pris de court quand il a renoncé à sa charge. C’était pratiquement sans précédent. Or les dix longues années de discrète retraite et d’affaiblissement progressif qui ont suivi n’ont fait que confirmer la lucidité et la sagesse de ce libre choix. On s’est aperçu que ce n’était pas une démission, mais que ne pas présumer de ses forces était pour lui l’ultime abaissement à accepter afin de rester jusqu’au bout un serviteur fidèle, auquel sa mission n’appartient pas.
À la source toujours vive
On a fait de lui un jeune audacieux devenu conservateur avec l’âge, au fur et à mesure de son élévation dans la hiérarchie ecclésiastique. C’est se fourvoyer complètement. Progressisme et traditionalisme sont des polarisations symétriques qui éloignent du cœur de la foi pour s’obnubiler sur certaines de ses retombées périphériques, morales ou pratiques. Ici on prend en compte les réticences, au risque d’édulcorer la substance. Là on se bouche au contraire les oreilles, quitte à laisser croire que le Christ est venu pour condamner le monde et non pour le sauver. Or tout le travail de Joseph Ratzinger a consisté à reconduire à l’essentiel, à la source où en toute circonstance se puisent les critères d’évaluation et de décision.
Cette théologie, qui dépasse la néoscolastique antimoderniste de la première moitié du XXe siècle, peut se résumer en quelques options. D’abord l’enracinement de la vie et de la pensée chrétiennes dans les Écritures, y compris la Bible, Parole vivante de Dieu. Ensuite la priorité existentielle d’une relation personnelle, immédiate même, avec le Christ. Et puis l’importance vitale de la liturgie (particulièrement sacramentelle et suprêmement eucharistique). Encore l’inscription de toute recherche sur la foi dans l’histoire inachevée de l’Église et de son enseignement depuis les temps apostoliques. Enfin l’indispensable dialogue avec la culture contemporaine, comme déjà dans les tout premiers siècles.
Une théologie de service
Ces principes, mis en œuvre à Vatican II, ne sont évidemment pas propres à Joseph Ratzinger. Ils ont également été appliqués et promus dans l’aire germanophone notamment par Romano Guardini, Hans Urs von Balthasar, Karl Lehmann, Walter Kasper et Christoph Schönborn, et dans le domaine francophone entre autres par Henri de Lubac, Jean Daniélou, Yves Congar, Louis Bouyer… sans parler des universitaires laïcs de la génération du père Schönborn à la revue Communio. Cette proximité exclut qu’on puisse identifier une pensée singulière ou une école distincte du père Ratzinger. De même que les PP. de Lubac et Bouyer (qui l’ont dit et redit à leurs proches), il se considérait comme un simple professeur s’efforçant de faire son métier et de répondre à sa vocation ecclésiale du mieux qu’il le pouvait.
Il avait régulièrement de l’avance dans le discernement d’objections inédites, d’avancées récentes et de possibles convergences inattendues.
Si quelque originalité apparaît dans ses œuvres sur une multiplicité de sujets, sans aucune spécialisation, c’est dans la mesure où il s’attèle chaque fois à répondre à un besoin du moment, différent de ceux du passé dans un cadre désormais marqué par l’athéisme négateur, l’agnosticisme relativiste et la sécularisation. Ce n’est donc pas une théologie en chambre, qui s’interroge elle-même par curiosité intellectuelle, mais un service — et du monde, afin qu’on s’y méprenne moins le christianisme, aussi bien que des fidèles, tiraillés par les tentations, le doute ou l’incroyance. Un tel service suppose bien entendu une attention vigilante aux mouvements d’idées, à la vie académique et culturelle, sans se limiter au champ religieux.
Non pas cuirasser, mais aiguiser et approfondir la foi
C’est peut-être là, en raison de l’ampleur et de la variété de son information, que le pape émérite qui vient de nous quitter a pu exercer un leadership. Il avait régulièrement de l’avance dans le discernement d’objections inédites, d’avancées récentes et de possibles convergences inattendues. Et il savait intégrer tout cela dans l’histoire longue pour relancer l’intelligence de la foi, non pas en la cuirassant, mais en l’aiguisant et l’approfondissant, afin de faire ressortir l’humilité et même la vulnérabilité où elle se renouvelle perpétuellement pourvu qu’on ne se l’approprie pas. Je puis ici évoquer quelques souvenirs personnels.
Je ne m’attendais pas à ce que l’auteur soit un petit homme lisse et discret, à la chevelure déjà blanche comme neige, d’une exquise politesse, tenté par tout piano repéré dans un coin, et en même temps prompt à prendre la distance critique de l’humour face à des affirmations mal fondées ou des propos approximatifs.
J’ai rencontré le père Ratzinger pour la première fois en 1974, à la première réunion à laquelle j’ai été convié de la Revue catholique internationale Communio à Munich, dans la perspective du lancement d’une édition en français. Je le connaissais déjà de réputation. J’avais lu de lui La Foi chrétienne, hier et aujourd’hui et Le Nouveau Peuple de Dieu, dont les traductions étaient parues quelques années auparavant. C’était vigoureux, rigoureux. Je ne m’attendais pas à ce que l’auteur soit un petit homme lisse et discret, à la chevelure déjà blanche comme neige, d’une exquise politesse, tenté par tout piano repéré dans un coin, et en même temps prompt à prendre la distance critique de l’humour face à des affirmations mal fondées ou des propos approximatifs.
Pédagogie
Ce doux timide mais pas timoré se tenait dans l’ombre de Hans Urs von Balthasar, qui présidait et concluait, et il n’intervenait que peu, seulement si une discussion s’enlisait, mais alors avec une acribie sans concessions et pourtant sans rien de désobligeant. Par la suite, lorsqu’il venait à Paris comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, sur l’invitation du cardinal Lustiger, celui-ci me demandait, si je pouvais me libérer, de le piloter et de l’accompagner pour des interviews et des rencontres qu’il avait acceptées ou proposées.
En s’effaçant modestement, en orientant le regard bien au-delà de lui-même, il se rendait comme transparent au Dieu qui manifeste et partage sa gloire en s’abaissant.
Cela m’a donné l’occasion d’admirer son écoute de ceux qui l’interrogeaient, et la pédagogie qu’il déployait paisiblement, en improvisant dans un français impeccable, pour les conduire aux sources de leurs questionnements, élargir leur vision et sortir des impasses. Il s’avérait alors qu’il avait lu non seulement Péguy, Claudel et Bernanos, mais encore Sartre, Aron et Camus, et même Lévi-Strauss, Foucault, Bourdieu et Derrida (pour ne citer que des intellectuels français, et sans oublier Marx, Nietzsche et Freud, connus de première main).
Transparence
Tant de science et de patience auraient pu donner l’impression de se trouver devant un maître auquel il n’y avait plus qu’à se soumettre. Mais c’était décidément la figure du serviteur qui émergeait — serviteur du prochain en même temps que de la vérité, ne cherchant ni à s’imposer en écrasant ni à séduire, et bien plutôt attaché à éclairer et stimuler. En s’effaçant modestement, en orientant le regard bien au-delà de lui-même, il se rendait comme transparent au Dieu qui manifeste et partage sa gloire en s’abaissant.
On peut dire que ce théologien devenu pape et qui a su y renoncer a illustré et même incarné le paradoxe chrétien de l’infinité supériorité de l’humilité sur toute ambition. "Viens, bon et fidèle serviteur qui ne t’es pas cru indispensable. Entre dans la joie de ton Seigneur" (Mt 24, 21 et Lc 17, 10).