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Le musée d’Art moderne de New York, puis celui de Düsseldorf auront mis 77 ans à se rendre compte que le tableau de Mondrian (New york City 1) exposé dans leurs murs avait été accroché… à l’envers. En cause, semble-t-il, l’absence de signature au bas du tableau, ainsi que la disposition des traits horizontaux. Les plus larges semblaient en toute logique figurer des fondations alors qu’ils évoquent en réalité la pesanteur du ciel. Cette erreur passée longtemps inaperçue pourrait alimenter les commentaires ironiques d’usage sur l’art contemporain : pur snobisme ? Personne n’y comprend rien, tous trouvent cela très moche, mais tout le monde fait mine de s’extasier ?
Ne pas passer pour un imbécile
On connaît l’histoire des habits neufs de l’empereur : un souverain vaniteux, un tailleur escroc, des courtisans serviles, et un enfant innocent. Un empereur stupide et infatué de sa personne commande à un tailleur nouvellement arrivé à la cour un costume d’apparat. Le tailleur paresseux et cupide, mais néanmoins malin, lui vante les mérites d’une étoffe prodigieuse, chatoyante à souhait, dont la particularité est de ne révéler ses couleurs qu’aux gens intelligents. Les autres n’y verront rien, tout simplement. Le jeune styliste fait semblant de déployer des métrages de tissu devant l’empereur qui lui, feint de voir motifs et couleurs, et s’extasie de peur de passer pour un imbécile. Le jour de la grande fête impériale, l’empereur apparaît sous son dais, nu comme un ver. Les courtisans rivalisent de courbettes et tous raisonnent ainsi : "Si j’avoue que je ne vois rien, je passerai pour un imbécile." Ou pire : "Je ne vois rien : ce n’est pas qu’il n’y a rien à voir, non, c’est moi qui doit avoir un problème : je suis trop bête." La fin est connue : l’imposture est levée lorsqu’un jeune enfant voyant passer le cortège s’exclame fortement : "Le roi est nu !" Et la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. La leçon est simple : quand personne ne voit rien, c’est généralement qu’il n’y a rien à voir. Quand personne n’y comprend absolument rien, c’est qu’il n’y a rien à comprendre…
Élever notre regard
Mais c’est bien tout le paradoxe du cas Mondrian : quand bien même il se montrerait la tête en bas, il continuerait de nous dire quelque chose, de nous parler silencieusement, sans mots ni phrases. Il ne cesse de nous révéler la pureté des formes cachées dans le chaos apparent de la nature ou des édifices humains. Rappelons que ces lignes géométriques ont été inspirées à l’artiste par les grandes avenues new-yorkaises traversées par les rais lumineux tracés par les feux des voitures, et par les lignes de forces que les grands arbres dépouillés de leurs feuilles jettent vers le ciel. Cette tension vers la perfection affleure sur la toile, même mal regardée, mal comprise.
L'œuvre d’art authentique éduque aux réalités spirituelles, elle nous amène à reconnaître qu’avec nos yeux de chair nous ne voyons qu’un aspect des choses, le nôtre
C’est pourquoi l’art, et singulièrement l’art moderne parfois critiqué, injustement adulé ou exécré, est essentiellement religieux. Il nous invite à élever notre regard au-delà des apparences, il nous invite à chercher du sens mais aussi à accepter de ne pas tout comprendre. L'œuvre d’art authentique éduque aux réalités spirituelles, elle nous amène à reconnaître qu’avec nos yeux de chair nous ne voyons qu’un aspect des choses, le nôtre, celui que nous avons choisi d’adopter.
Trop moches pour être entartés ?
Et parfois le roi est mis à nu : l’imposture se révèle, l’artiste n’est qu’une machine à cash. C’est finalement ce que nous apprennent nos jeunes écolos-taggeurs-de soupe- en-musée. Il y a des œuvres ou plutôt des aménagements auxquels ils n’ont pas pensé (s’il leur arrive de penser) à s’attaquer, par peur sûrement d’en être remerciés ou chaudement félicités. Indemnes les tulipes de la discorde de Jeff Koons, celles que tout le monde s’est refilées pendant des mois, indemne la fontaine en tuyaux censée illuminer le rond-point des Champs-Élysées et qui n’est pas ce que les frères Bouroullec ont fait de mieux, indemnes les néons flashy sortis des ateliers de Claude Levêque pour enguirlander ici et là frontons de mairies ou parapets de ponts : trop moches pour être entartés ? Nos jeunes taggeurs seraient-ils les petits garçons de la fable ?
C’est ainsi, tout ce rififi dans les musées nous rappelle encore que le sacré cherche toujours à se frayer un chemin, à faire passer sa lumière : à la moindre porte entrouverte, y compris par des mains malhabiles, il se manifeste encore à nous, et se fait reconnaître.