Ils s’appellent "Dernière génération" (Letzte Generation) et donnent presque envie que ce soit le cas. On ne souhaite guère savoir ce que pourraient donner les enfants qu’ils n’auront pas pour ne pas risquer d’abîmer la planète : toujours la même idolâtrie païenne de la Terre-mère et la même haine des œuvres humaines, masquées sous l’alibi de l’analyse des experts. Après avoir jeté de la soupe à la tomate sur Les Tournesols de Van Gogh à Londres le 14 octobre, les jeunes activistes de Just Stop Oil avaient posé la question : "Qu’est-ce qui a le plus de valeur, l’art ou la vie ?" On est curieux de savoir ce qu’ils désignent par la vie, si l’art, qui la hisse au-dessus du pur biologisme, en est exclu. Commentant le jet de purée sur Les Meules de Monet par "Dernière génération" en Allemagne, Greta Thunberg a martelé une nouvelle fois qu’"il faut écouter les scientifiques".
Un travail sans beauté ?
Une fois précisé que les toiles, protégées par des vitres, n’ont pas été endommagées, certains ont dit leur perplexité devant le rapport peu visible entre l’action menée et la cause défendue. On pourrait rêver que ces actions visent seulement à suggérer que Monet et Van Gogh sont extrêmement surcotés, mais ce n’est manifestement pas l’idée des militants. On voit mal, à première vue, en quoi les potacheries — ou les potageries — adolescentes feraient prendre conscience des désastres climatiques qui viennent. En réalité, le lien est évidemment possible : les aspersions diraient la vanité de la culture face à la nature, de l’artifice face au spontané, des meules de foin peintes face aux meules de foin réelles.
Que voir dans le choix de cette action-là, si ce n’est l’indice d’une insensibilité à la beauté née du travail des hommes ?
Seulement voilà, Greta Thunberg ne professe pas un vague rousseauisme. Elle nous intime encore moins l’ordre de contempler la Création, mais elle nous crie d’écouter les scientifiques, entretenant l’idée que la vérité sort uniquement de la bouche du GIEC. Sans nier l’extrême gravité de la situation et l’urgence de sortir de la surproduction industrielle généralisée, on peut tout de même s’interroger. Que voir dans le choix de cette action-là, si ce n’est l’indice d’une insensibilité à la beauté née du travail des hommes ? À quoi sert l’art, affirment ces militants, si la planète est détruite ? On est tenté de leur rétorquer que celui qui est inapte à contempler en silence une œuvre d’art n’a, en général, guère plus de capacité d’admiration pour la nature.
Transmettre un émerveillement
Écouter les scientifiques, soit, mais à condition de savoir aussi écouter les poètes. Les uns comme les autres, rappelait Saint-John Perse en recevant son prix Nobel de littérature en 1960, ne sont fidèles à leur vocation que lorsqu’ils transmettent un émerveillement. Devant ces adolescents qui jettent leur soupe, on songe au roman aussi drôle que percutant que Patrice Jean vient de consacrer au monde de l’enseignement public, sous le titre fort bien trouvé de Rééducation nationale.
Comme dans ses romans précédents, Patrice Jean réussit à livrer une satire féroce sans tuer pour autant les moments d’émotion. Au milieu de portraits réjouissants de pédagogistes tout fiers d’avoir remplacé l’étude de la littérature par le formatage militant de la nouvelle — dernière ? — génération, l’intrigue de Rééducation nationale donne une place centrale à l’art : une lutte se noue autour de la décision de vendre ou non une statue offerte par Malraux au lycée qui porte son nom. La vente permettrait, argument intouchable, de moderniser l’équipement informatique et de financer un atelier-citoyen. Pour se mettre à l’écoute des experts qui savent ?
Apprendre en contempler
Parmi les rares résistants, Patrice Jean place un professeur qu’il nomme malicieusement Renoir. Commençant par rappeler "que l’enseignement n’est pas un catéchisme, qu’il soit religieux, laïque ou politique", Renoir affirme que son métier consiste à "transmettre aux nouvelles générations le goût de la pensée, la passion du beau et le sens poétique de leur fugitive présence sur terre". Renoir se livre alors à une défense de la présence de la statue dans le lycée, en des termes qu’on serait heureux de citer aux membres de "Dernière génération", dût-on les taguer à la soupe de tomate sur le poster de Greta Thunberg de leur chambre : "Cette statue, d’un autre temps et d’une ère géographique étrangère, est une chance pour les jeunes gens de ce lycée, une inestimable chance de contact avec la beauté des civilisations de l’Asie du Sud-Est.
En bref, n’aspergez pas les tableaux, regardez-les en silence pour apprendre à contempler.
Que vaut un atelier-citoyen, avec ses ordinateurs si communs et ses films si prévisibles, face à ce joyau de l’art khmer ? Les trop rares fois où je l’ai vu, j’ai été frappé par l’élégance érotique de cet objet, sculpté par des mains qui ont vécu mille ans avant nous, comme si une métaphysique s’incarnait dans la pierre. Vivre à ses côtés, même sans le voir, devrait contenter tous les professeurs et tous les élèves de cet établissement !" La conclusion de Renoir nous ramène à l’art européen : "Il serait aussi stupide de s’en séparer que si nous abandonnions une toile de Véronèse ou un buste de Rodin !" En bref, n’aspergez pas les tableaux, regardez-les en silence pour apprendre à contempler.
La leçon du professeur Renoir mérite autant d’être écoutée que les rapports scientifiques sur le réchauffement climatique. Elle invite à ajouter les romanciers aux poètes et aux scientifiques sur la liste de ceux qu’on gagne à écouter. Cela suppose évidemment de lire des romans, ce qui fait courir le risque d’affronter la complexité du réel et, surtout, de sortir de la certitude, commune aux adolescents et aux professeurs militants, de mener une cause juste chimiquement pure.