En cette année 1834, Pauline Jaricot est en très mauvaise santé et les médecins ne donnent plus à cette jeune femme de trente-cinq ans que quelques mois à vivre, voire moins. Depuis qu’à l’âge de quinze ans, une chute accidentelle a déclenché chez elle des crises incompréhensibles, peut-être d’ordre neurologique, pénibles, douloureuses, humiliantes, Pauline possède une grande familiarité avec la souffrance. Elle tient pour miraculeux de s’être assez rétablie pour mener, en apparence, une vie normale, tenant cachées à tous, sauf à son directeur de conscience, les croix physiques et morales qu’elle endure sans cesse et qu’elle a acceptées. N’est-ce pas le Christ lui-même qui, en 1817, lui a demandé d’être son épouse et de partager les supplices de la Passion ? Âme consolatrice vouée à l’expiation, Pauline souffre. C’est son devoir, sa vocation, sa joie. Tant qu’elle peut se consacrer à la prière, la contemplation, aux nombreuses activités caritatives qui l’occupent, au Rosaire vivant dont elle est la fondatrice et la propagatrice, œuvrer à ramener à Dieu la classe ouvrière abandonnée, elle ne se plaint pas.
Elle se sent désespérément seule
Mais ces derniers temps ont été terribles. Sans rien abandonner de ses activités, elle a dû assister sa sœur, Lorette, dans sa dernière maladie, la suppléer près de ses neveux et, dernier coup, le plus sensible, elle a perdu son frère prêtre, Philéas, avec qui elle partageait rêves et élans mystiques. Enfin, son père est mort. Pauline est désespérément seule et les consolations divines se dérobent. Toutes ces épreuves suffiraient à la briser mais il lui a encore fallu supporter les violences de l’insurrection lyonnaise, en avril 1834, quand les canuts se sont révoltés, à bout de misère et d’injustices. La maison qu’elle occupe avec sa petite communauté, sur les pentes de Fourvière, s’est trouvée prise entre le feu des insurgés et celui des forces de l’ordre, des obus sont tombés dans le jardin. L’effroi de ces heures de violence a déclenché des problèmes cardiaques, graves, que l’on ne sait pas soigner. Mlle Jaricot va mourir. Elle l’accepte.
Pauline s’est prise d’affection pour la martyre romaine, jusqu’à se persuader que Philomène pourrait la guérir.
Ses amis, convaincus que l’Église a encore besoin d’elle, sont moins résignés à cette disparition. En cette fin d’année 1834, un religieux, le Père de Magallon, restaurateur des Frères de saint Jean de Dieu en France, lui a offert une relique de sainte Philomène, qui, totalement ignorée trente ans plus tôt, connaît, depuis quelques années, une célébrité croissante. L’histoire est étonnante.
La catacombe de Priscille
Le 25 mai 1802, des archéologues explorent la catacombe romaine de Priscille. Contrairement à une légende tenace, répandue par les romanciers catholiques et le cinéma, les catacombes n’ont jamais été, sauf en de rares occasions, lors de périodes de persécution particulièrement violentes et pour une durée très brève, des lieux de réunion et de prière pour chrétiens persécutés. Il s’est toujours agi de cimetières souterrains, dotés d’entrées monumentales avec pignon sur rue, comme la plupart des grandes familles romaines, et les collèges funéraires professionnels, en possédaient à la périphérie de la ville afin d’assurer une sépulture convenable à leurs esclaves, clients, proches ou aux membres du syndicat qui cotisaient pour jouir post mortem de ce privilège. Dans ces cimetières chrétiens, l’on enterre tous les défunts de la communauté, pas seulement les martyrs. Certes, ceux-ci bénéficient d’honneurs particuliers mais ce n’est pas systématique, soit parce que, obligés de passer dans la clandestinité, leurs frères n’ont pas le loisir de leur donner une sépulture remarquable, soit, au contraire, pour éviter d’attirer l’attention sur la tombe d’un témoin et risquer sa profanation.
Cela, les archéologues le savent. Comme ils savent que les catacombes ont été bouleversées, pillées, déménagées à maintes reprises et qu’elles recèlent encore des secrets ou des trésors. Spirituels. Quel plus grand trésor, en effet, que la découverte des restes d’un saint inconnu ? Ce genre de découverte, on parle "d’invention", est fréquente, même s’il incite l’autorité à une prudente méfiance. Il ne faut pas crier trop vite à la sainteté, prendre le risque inconsidéré de rendre un culte prématuré à un défunt dont on ignore tout et qui pourrait avoir été une parfaite crapule.
"Pax tecum, Filumena"
Ce 25 mai 1802, tout cela est bien présent à l’esprit des archéologues, et à celui des autorités religieuses qui supervisent les fouilles. Cela ne retire rien à l’émotion générale lorsque les morceaux d’une inscription funéraire brisée en trois révèlent la présence dans une cloison d’une tombe jamais ouverte. Les lettres remises en place, l’on déchiffre ces mots latins : Pax tecum, Filumena. Si le début, qui se traduit par "la paix soit avec toi", ne pose aucun problème, la suite offre plusieurs interprétations. Faut-il y voir une mauvaise transcription en caractères latins du mot grec Philoméné, "Bien Aimée", terme fréquent dans une épitaphe ? Ou manque-t-il des lettres et faut-il lire Filia Luminis, "fille de la Lumière" ? Dans les deux cas, il est peu probable qu’il s’agisse du prénom de la morte ensevelie ici. Pas de date du décès, d’âge, d’indications de l’identité des proches éplorés et de leurs liens de parenté avec la défunte. Ce pourrait trahir une certaine précipitation dans la sépulture, ou l’incapacité de ceux qui ont procédé aux obsèques d’en dire davantage. "Bien Aimée" de Dieu, "Fille de la Lumière", ce pourrait être une façon gracieuse de nommer une sœur anonyme… L’on a déjà retrouvé des tombes de martyrs avec pour seule indication : "Celui-là, celle-là, Dieu sait son nom", ce qui signifie que, lorsque les fidèles ont réussi à récupérer les corps des suppliciés, ils étaient impossibles à identifier…
Filumena ou Philoméné, c’est plus probable, francisé en Philomène, serait-elle une martyre oubliée que la Providence ramènerait à la lumière en ces temps post-révolutionnaires pour consoler l’Église une nouvelle fois éprouvée ? L’on n’en doute plus lorsque, derrière la cloison percée avec précaution, l’on met au jour les ossements d’une très jeune fille, moins de quinze ans sans doute, et, à côté, une petite fiole à demi-brisée mais qui semble bien contenir encore des résidus de sang, comme cela se pratiquait uniquement avec les témoins de la foi.
Un succès de librairie
En fait, il faudrait s’en tenir là et admettre que l’on ne sait rien de cette jeune fille, pas même son vrai nom, et l’adjoindre, sous ce pseudonyme de Philomène, au cortège des vierges martyres qui suivent l’Agneau. C’est trop demander à la piété populaire en un temps où, avec le succès du roman de Chateaubriand, Les Martyrs, qui renvoie aux innombrables catholiques massacrés en haine de la foi pendant la Révolution, le sujet, d’actualité, passionne le public. En 1833, paraît à Lyon une notice de dix pages consacrée à Philomène. Dix pages, c’est le maximum que l’on puisse tirer, en brodant, des « sources » historiques. Et cela ne suffit ni à l’auteur, saint prêtre au demeurant, le Père Barrelle, ni à ses lecteurs, dont Pauline Jaricot fait partie.
Cela tombe bien puisque, dans le même temps, en Italie, une religieuse affirme avoir des visions de sainte Philomène qui vient régulièrement la visiter et la prend pour secrétaire afin de lui dicter, avec force détails cette fois, le récit complet de sa courte et édifiante existence terminée par le martyre. Des historiens, des ecclésiastiques éprouvent une défiance justifiée quant à l’authenticité de ces révélations privées et à la valeur de leur contenu. Pas le Père Barrelle, hélas, qui prend tout pour argent comptant ; il a, au demeurant, quelques excuses puisque le Saint Office qui, d’ordinaire, ne plaisante pas, a donné l’imprimatur à ce témoignage d’outre-tombe. Partant de là, le religieux publie une Vie de sainte Philomène, très fournie, bien larmoyante, dégoulinante de bons sentiments qui est le grand succès de librairie catholique de ces années 1830…
Le dossier Philomène
Pauline Jaricot en a fait son livre de chevet pendant sa maladie et elle s’est prise d’affection pour la martyre romaine, jusqu’à se persuader que Philomène pourrait la guérir. À deux conditions : qu’elle aille sur sa tombe, à Mugnano, et obtienne du pape Grégoire XVI, qu’elle connaît bien et qui estime son œuvre de fondatrice de la Propagation de la Foi et du Rosaire vivant, la reconnaissance officielle du culte de la sainte. Mission impossible ! Jamais Pauline ne pourra entreprendre pareil voyage, elle qui ne sort plus de son lit et risque de mourir à tout instant d’une crise cardiaque. Et quand même elle arriverait vivante à Mugnano, elle aurait plus de chance d’y rendre l’âme que de guérir. Pourtant, elle part, contre tout bon sens, manque trépasser dix fois en route, survit grâce à des neuvaines ininterrompues à sainte Philomène, atteint Rome en juillet 1835, si malade que le pape, au détriment du protocole, vient la voir, et non le contraire. Elle lui extorque la promesse, si "à son retour de Mugnano, elle lui rend sa visite à pied au Vatican" de s’occuper personnellement du dossier Philomène. Le pape s’écrie : "Je vous le promets, ma fille, car cela s’appellerait un miracle de première catégorie !"
Ce jour-là, ce que Mlle Jaricot lui remet, — en lui affirmant : « Monsieur le curé, ayez grande confiance en cette sainte ! Elle vous obtiendra tout ce que vous lui demanderez » — c’est un reliquaire de sainte Philomène.
Le 8 août, Pauline arrive à Mugnano, se traîne au pied du tombeau de Philomène et, aussitôt, se sent libérée de son mal. Elle attend cependant le surlendemain, fête de la sainte, pour faire attester une guérison qui laisse pantois. Après un an d’étude du dossier Philomène-Jaricot, Pauline obtient, le 13 janvier 1837, la reconnaissance officielle du culte de son amie céleste et la permission d’élever dans sa propriété de Fourvière une chapelle Sainte-Philomène, copie du sanctuaire de Mugnano. À cette date, elle est de retour en France, débordante de reconnaissance, conseillant à ses relations en mauvaise santé d’oublier les ordonnances des médecins pour s’en remettre à Dieu seul et à sainte Philomène, qui obtient tout de Lui.
La visite à Ars
C’est dans ce grand zèle en faveur de sainte Philomène que, courant 1836, Mlle Jaricot se rend à Ars, pauvre village des Dombes où l’on a envoyé, parce que la châtelaine réclamait un prêtre à tout prix et que l’on ne savait quoi faire, à l’évêché, de celui-ci, un certain abbé Jean-Marie Vianney. L’abbé Vianney est un ami de la famille Jaricot qui l’a connu, jeune vicaire d’Écully, et, convaincue de sa sainteté, l’a toujours aidé. Quand il a besoin de quelque chose pour embellir sa paroisse, l’abbé Vianney sait, s’il vient à Lyon, à quelle porte frapper pour trouver l’argent qui lui manque ; les Jaricot sont riches, et ils ont la main large. Pauline elle-même se rend régulièrement à Ars porteuse de dons et de cadeaux pour le curé. Ce jour-là, ce que Mlle Jaricot lui remet, — en lui affirmant : "Monsieur le curé, ayez grande confiance en cette sainte ! Elle vous obtiendra tout ce que vous lui demanderez" — c’est un reliquaire de sainte Philomène. Très vite, le curé d’Ars constatera que son amie a dit vrai et qu’il obtient tout ce qu’il veut par l’intermédiaire de sa petite martyre.
Certains vous diront que sainte Philomène, depuis rayée du calendrier, faute de preuve de son existence, discréditée par les affabulations du Père Barrelle, n’a jamais été que le précieux prête-nom derrière lequel Jean-Marie Vianney dissimulait des dons de thaumaturge qui le gênaient. Vous n’êtes pas obligé de le croire… et d’ailleurs, c’est une autre histoire !