L’heure est revenue d’aller aux urnes, peut-être en traînant les pieds. Car il n’est pas évident de le faire sans réticence si c’est seulement pour éviter le pire. D’aucuns prévoient d’ailleurs un taux d’abstention élevé. Mais n’est-ce pas un signe d’impuissance bien plus que d’indifférence ? Ne reste-t-il donc qu’à assister à tout cela en "spectateur non engagé" (à l’inverse de Raymond Aron), désabusé, passif et étranger au monde où il vit ?
La difficulté à prendre parti et à s’enthousiasmer pour tel ou tel candidat est explicable. On a dit que, dans une élection présidentielle, "au premier tour on choisit et au second on élimine". Ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, s’il n’y a au final qu’une alternative entre deux candidats qu’on n’a au départ voulu soutenir ni l’un ni l’autre, on se prononcera en écartant le plus indésirable. On se résignera donc au moindre mal. Pas vraiment exaltant…
Cependant, cela ne veut pas dire que le premier scrutin permettra de s’exprimer plus librement et positivement. Ce sera aussi et déjà un exercice éliminatoire, puisqu’il s’agira de sélectionner les deux finalistes (étant donné qu’il semble acquis qu’il n’y aura pas de majorité absolue du premier coup). Et il n’est pas acquis non plus qu’on aura alors voté sans hésitation. Le nombre d’options offertes est simplement plus grand — douze en l’occurrence. On ne peut prendre qu’une seule, et pas question de panacher... Le problème est qu’on est obligé de se rallier à une personne en cautionnant en bloc ses idées et ses priorités — pour autant que celles-ci d’abord soient suffisamment connues et ensuite conditionnent rationnellement la décision.
Quand agir revient à subir…
Car les personnalités et l’affectif jouent un rôle sans doute plus décisif : l’image, le ton, le style, la localisation sur l’éventail idéologico-politique, l’entourage, etc. séduisent ou repoussent. On déplorera alors que les dénigrements réciproques tiennent lieu d’arguments. On peut aussi se laisser déterminer par la position d’un postulant sur une question particulière, jugée si essentielle que toutes les autres sont négligeables. Mais alors ce n’est plus qu’une occasion d’insister sur quelque chose qui tient à cœur, mais dont le lien avec l’intérêt national n’est pas évident pour tout le monde. Ou bien on peut voter froidement "utile", pour un candidat avec lequel on n’est pas pleinement d’accord, mais qui a davantage de chances d’être au moins finaliste que d’autres dont on se sent plus proche (ou moins éloigné).
C’est ici que se fait sentir le poids des sondages : ils enferment dans un dilemme peu mobilisateur. Si l’on soutient dans les éliminatoires quelqu’un dont on sait qu’il n’a aucune chance d’être qualifié, il faut se résigner ensuite à subir : soit en se rangeant à nouveau du côté prédit perdant, soit en servant d’appoint à une majorité où l’on ne sera pas écouté, soit en s’abstenant, c’est-à-dire en s’excluant du jeu sous prétexte qu’il a des règles. Inversement, on peut se demander s’il vaut la peine de se déranger pour rallier un camp de toute façon condamné à une défaite ou bien donné quasiment à coup sûr gagnant par les politologues — sauf si les scores sont annoncés serrés, surtout au second tour, et si chaque voix compte...
Ni si important, ni si vain
À quoi peut s’ajouter l’expérience du désenchantement à terme après une élection. On se souviendra que l’élu bénéficie toujours d’un "état de grâce" de quelques mois, puis que frustrations et critiques reviennent, parce que bien des attentes sont inévitablement déçues : la majorité qui s’est constituée se révèle avoir été de circonstance et artificielle. Le soupçon naît même que le but de nos politiciens, c’est de conquérir le pouvoir et, une fois qu’ils l’ont, de le conserver sans prendre le risque d’en faire grand-chose. On est alors porté à désespérer de la politique et à s’en laver les mains. Tout cela ne devrait néanmoins pas suffire à décourager.
Une élection présidentielle n’est ni aussi vaine ni aussi importante qu’on le proclame sur le moment.
Car une élection présidentielle n’est ni aussi vaine ni aussi importante qu’on le proclame sur le moment. Les pouvoirs qu’elle confère ne sont pas absolus. Les inflexions possibles dans la gestion de l’appareil complexe et surdéveloppé de l’État sont relativement marginales et de plus tributaires d’un contexte international non contrôlable. Et ce qui compte le plus est d’ordre symbolique : qu’on le veuille ou non, le président est en position non seulement de diriger et de décider, mais aussi et peut-être surtout de représenter — presque d’incarner — la nation. Il doit donc inspirer non pas tant la confiance que le respect dû non à un maître, mais à un serviteur indispensable qui, même s’il le sait et en tire parti, ne peut guère se dérober.
À prendre au sérieux, mais pas au tragique
Dans cette perspective, on peut ne pas voir en tous les candidats crédibles de simples ambitieux prêts à tout pour quelque fugitive gloire. La charge qu’ils briguent est loin d’être une sinécure enviable. D’un autre côté, le système électoral, pour frustrant qu’il soit, est loin d’être une pure calamité. On peut ressortir ici la fameuse boutade de Churchill en 1947 : "La démocratie […] est la pire forme de gouvernement, à l'exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps." Le système de l’élection à deux tours, qui fabrique une majorité non spontanée, avec une campagne où les personnalités et les sondages escamotent les enjeux auxquels il faudrait réfléchir, est assurément astreignant et parfois exaspérant. Mais c’est cela ou la loi brutale du plus fort : oligarchie kleptocratique, dictature, régime totalitaire…
Reste à comprendre pourquoi ce n’est pas un triste moindre mal, mais un meilleur possible à défendre.
Reste à comprendre pourquoi ce n’est pas un triste moindre mal, mais un meilleur possible à défendre. Un chef d’État est nécessaire, mais pas infaillible. C’est pourquoi son élection est à prendre au sérieux, mais pas au tragique tant qu’il ne se prend pas pour un maître mais reste soumis aux règles et que son mandat a une durée limitée, au terme de laquelle il devra ou bien en solliciter la reconduction, ou bien s’effacer sans drame. En contraste, il faudra, pour se débarrasser d’un tyran, quelque violence (révolution ou coup d’État), qui n’aura que peu de chances d’engendrer ex nihilo une culture où les transitions au pouvoir se font sans heurt.
Et Dieu dans tout ça ?
Tout ceci ne repose pas uniquement sur une rationalité nourrie par l’expérience historique ou un pragmatisme à courte vue mais, qu’on en soit ou non conscient, sur la foi chrétienne, et plus précisément sur la distinction de Jésus entre Dieu et "César" (Mt 22, 15-21). Elle ne signifie pas que le pouvoir politique serait indépendant, mais que, même en son domaine propre, il n’est pas égal ni (a fortiori) supérieur à celui de Dieu. Cette affirmation ne paraît exorbitante qu’en oubliant trois choses. D’abord que "tout pouvoir vient de Dieu" (Rm 13, 1) comme Créateur. Ensuite qu’il est aussi le Libérateur et que sa puissance n’est pas contraignante et au contraire émancipatrice. Enfin que la liberté ainsi reçue tourne à l’esclavage d’autrui et même de soi si elle est appropriée au lieu de se couler dans celle de Dieu qui en son Fils se fait serviteur de tous.
Churchill n’a pas besoin de se référer à la Bible lorsque, dans le même discours cité plus haut, il soutient que les gouvernants sont "les serviteurs et non les maîtres du peuple". Car quand une nation adopte et observe des règles pour choisir ses serviteurs et les renouveler, d’une certaine façon elle imite, fût-ce malgré elle, les Hébreux recevant la Loi, non pour y être assujettis, mais pour être délivrés de l’oppression de maîtres enclins à se croire divins. Les règles tout humaines de la démocratie sont certes tâtonnantes et sans doute améliorables. Mais refuser d’entrer dans le jeu qu’elles proposent serait faire la bête en se prenant déjà pour un ange en droit de mépriser ce monde pas encore idéal.