C’est d’abord l’histoire d’une amitié entre deux étudiants Wojtek, Polonais de Cracovie et Zenia, Ukrainien originaire de Dnipropetrovsk, à l’est de l’Ukraine. Elle est née pendant un festival de la chanson de cabaret il y a trente ans. Quelques années plus tard, les deux hommes lancent leurs entreprises : Wojtek devient très vite un grand exportateur de meubles de bureau, Zenia l’un de ses acheteurs. Enfin, ils créent ensemble avec succès une petite fabrique de canapés convertibles. Les affaires vont bien et leur amitié s’élargit harmonieusement avec le mariage de chacun : Wojtek avec Marysia, Zenia avec Inga. Les familles ont l’habitude de partir en vacances ensemble l’été au bord de la mer, ou l’hiver dans les montagnes. « L’Ukraine s’est beaucoup développée ces dernières années, comme la Pologne des années 90. Le style de vie de Zenia et Inga est devenu comparable au nôtre en Pologne », explique Wojtek Zielinski, à Aleteia.
L’été dernier, Zenia invite ses amis polonais avec leurs cinq enfants à passer quelques jours dans leur datcha située au bord d’une rivière, au centre de l’Ukraine. Ravis, la famille polonaise prend l’avion à Charkov et les rejoignent dans leur campagne. « Ces quelques jours passés ensemble me faisaient penser aux images de la vie de l’inteligentsia décrites si bien par Gogol : on passe des soirées en terrasse à boire du vin et refaire le monde, en compagnie des voisins qui viennent spontanément : l’un est juge, l’autre écrivain, un autre musicien… Personne ne pouvait imaginer que cette vie agréable et stable allait s’arrêter brutalement quelques mois plus tard », poursuit Wojtek.
Début février 2022, Vladimir Poutine commence à proférer des menaces de plus en plus brutales, le couple écrit à Zenia et Inga un mail : « Si vous vous sentez en danger, venez, notre maison est toujours ouverte ».
Début février 2022, Vladimir Poutine commence à proférer des menaces de plus en plus brutales, le couple leur écrit un mail : « Si vous vous sentez en danger, venez, notre maison est toujours ouverte ». Ils échangent tous les jours pour avoir des nouvelles et renouveler leur proposition. Mais Zenia les rassure, il ne croit pas en une guerre possible. Quand la guerre éclate le 24 février Marysia tente d’appeler le couple, sans succès. C’est le soir qu’elle reçoit un message d’Inga avec ces seuls mots « Nous venons chez vous ». Il faudra plusieurs jours dont cinquante heures d’attente à la frontière polono-ukrainienne pour que la famille arrive enfin chez Wojtek et Marysia.
Inga, 59 ans, a du mal à retenir les larmes pour nous confier son récit de l’exode. Le bleu de ses yeux perce l’écran interposé, comme si elle voulait raconter par son regard seulement l’horreur de la guerre. Comment trouver les mots ? « Quand la guerre a commencé, nous habitions avec nos enfants dans un lieu qui ne semblait pas être exposé au danger. Notre ville n’était pas encore bombardée, mais on a compris qu’il était dangereux de rester, car les troupes russes étaient en train d’envahir le pays de tous les côtés, de plus en plus de villes étaient bombardées", raconte-elle.
En voyant ce qui est en train de se passer, Zenia et Inga prennent la décision de quitter leur région pour aller en voiture quelque part à l’ouest de l’Ukraine. Ils savent que Wojtek et Marysia les attendaient. Finalement, en chemin, ils prennent la décision de changer de plan pour partir en Pologne. "Cela nous a pris cinq jours. La route était longue, il n’y avait pas de places dans les hôtels, et quand on avait la chance d’en trouver, ce n’était qu’une seule chambre pour nous tous, on dormait par terre. Nous avons attendu plus de deux jours à à la frontière pour passer de l’autre côté. Zenia, mon mari, et notre fils nous ont aidé à rejoindre la Pologne, mais ils sont tout de suite repartis se battre sur le front », poursuit-elle, en expliquant que pour sa belle-mère restée avec elle, le stress, la peur et la fatigue sont très dures à vivre. Cette femme âgée de 82 se souvient dans son enfance des horreurs de la Seconde guerre mondiale : tous ses cauchemars de l’époque sont en train de ressurgir.
Après des journées paisibles passées l’été dernier avec Wojtek et Marysia dans sa datcha au bord de la rivière ukrainienne, Inga avait-t-elle imaginé un seul instant de telles retrouvailles sept mois plus tard à Cracovie, en laissant derrière elle son pays à feu et à sang ? « Je n’aurais jamais pensé que Poutine allait déclencher la guerre en Ukraine. Dans cette tragédie que nous vivons, c’est une chance de se retrouver avec cette famille polonaise avec qui nous avons tant d’excellents souvenirs. Pour moi, ma belle-fille, ma belle-mère et nos deux petits-enfants, c’est un réconfort énorme, je leur suis très reconnaissante. Et je sais la charge que cela représente pour eux », poursuit Inga.
« Toute ma vie, j’ai toujours eu l’impression que Dieu me portait. Aujourd’hui, je pense qu’Il me demande de porter mes amis ukrainiens.
Au bout d’une semaine, l’école d’Isia, la fille de Wojtek et Marysia, propose de prendre dans la même classe le petit-fils d'Inga. Ce sont tous les parents de la classe qui vont prendre en charge sa scolarité. La petite Emilka qui a 6 ans pourra rejoindre l’école maternelle, elle aussi gratuitement. « C’est un exemple parmi plein d’autres de gestes de solidarité. En Pologne, tout le monde veut aider. Beaucoup proposent aux familles leurs maisons sans même savoir combien de temps cela va durer », explique encore Wojtek. Marysia complète : « Bien sûr, ce n’est pas la même chose de recevoir des invités quelques jours, quand c’est moi qui suis la maîtresse de maison et le chef de cuisine. Je vois que nos hôtes ukrainiens ont du mal à accepter cette situation. Habituée à gérer tout toute seule, je dois apprendre maintenant à distribuer les tâches ! Tout comme ne pas respecter cette année la tradition familiale de faire le jeûne pendant le carême » ; explique-t-elle.
Mais l’essentiel est pour Marysia ailleurs, « loin de la poésie de la vie quotidienne », selon sa propre expression : accueillir quelqu’un chez soi, c’est en prendre la responsabilité. « Toute ma vie, j’ai toujours eu l’impression que Dieu me portait. Aujourd’hui, je pense qu’il me demande de porter mes amis. Les Polonais disent Gosc w dom, Bog w dom, c’est-à-dire Hôte chez soi, Dieu chez soi. Avoir ce regard, apprendre à accepter de partager son toit de façon harmonieuse, bousculer ses habitudes, prendre soin et surtout prendre la responsabilité de ceux que j’accueille, voilà mon défi inattendu de ce carême », conclut-elle.
Et elle fait ce rêve pour son amie Inga : qu’elle puisse retrouver sa patrie en paix, reconstruire ce qui a été détruit et commencer à songer à nouveau à passer des journées paisibles au bord de leur rivière, au cœur de l'Ukraine, entourée de ses proches et de ses amis…