Interrogé sur le monde de Marcel Proust, Claudel eut un jour cette réponse : « Nous n’assistons qu’à une décomposition concertée. Eh ben ça a un certain intérêt, le spectacle de la décomposition, mais j’avoue que pour moi ça ne va pas extrêmement loin. » La phrase se présentait comme un jugement sévère, mais elle pourrait être une des meilleures définitions du roman, au moins depuis Balzac : un art de la décomposition. Le poète, lui, ne renonce pas à chanter, enchanter ou réenchanter.
La poésie de Houellebecq
L’opposition se retrouve à l’intérieur de l’œuvre de Houellebecq, alternativement poète et romancier. À propos du poète, le père Olivier-Thomas Venard, co-rédacteur du magistral Dictionnaire Jésus (Bouquins), ne cache pas son admiration : « Recourant à l’Écriture, à la théologie morale, à l’anthropologie théologique, la mystique, la liturgie ou le Magistère, avec un art consommé du déguisement, des condensations, diffractions, reconfigurations et fugues énonciatives que permet l’écriture poétique, intégrant la morsure nihiliste qui — nolens volens — blesse toute conscience depuis le triomphe du libéralisme, Michel Houellebecq fait entendre à mon oreille une des voix catholiques les plus authentiques de notre temps. » Autrement dit, la poésie de Houellebecq révélerait ce que le roman se fait une obligation de taire ; sur le sol romanesque en putréfaction pousserait les fleurs du mal poétiques.
Si l’opposition entre le poète et le romancier est fondée, elle implique qu’il est vain de chercher dans les romans de Houellebecq l’affirmation d’une Espérance. Peut-être est-ce ce qu’il suggérait, interrogé sur son hypothétique catholicisme : « Je suis catholique dans le sens où je donne l’horreur du monde sans Dieu... mais uniquement dans ce sens-là en fait. » On songe à la manière dont Bernanos défendit le Voyage au bout de la nuit de Céline contre ceux qui trouvaient l’œuvre scandaleuse. Le pire scandale, leur rétorquait-il, est de cacher sa misère à l’homme : « Jamais cette misère n’a été plus pressante, plus efficace, plus savamment homicide, avec un tel caractère de diabolique nécessité, mais jamais aussi elle ne fut à ce point méconnue. » En ce sens, le plus grand mérite du romancier Houellebecq est de mettre à mort toutes les contrefaçons de bonheur et les fausses bonnes nouvelles de salut qui tentent aujourd’hui de dissimuler la décomposition. Toutes les illusions consolantes du temps sont, au sens strict, de nuisibles cache-misère. L’œuvre de Houellebecq en offre un pêle-mêle utile, qui va du transhumanisme à la semaine italienne du supermarché, en passant par le salon de la video Hot. Et s’il n’y a pas de cache-sexe, dans cet univers, c’est généralement pour montrer que l’obsession sexuelle est elle-même un cache-misère. Cela s’appelle mettre l’homme à nu et cela l’aide souvent à ne pas se prendre pour le roi du monde.
Le refus des mièvreries gentillettes
C’est pourquoi les passages les moins « catholiques » des romans de Houellebecq ne sont pas ceux que les lecteurs impressionnables jugeront nauséeux ; ce sont au contraire ceux dans lesquels l’auteur semble partager les illusions des personnages sur les divinités du temps. En clair, la misère sexuelle est catholique, parce qu’elle appelle un rédempteur ; l’idéalisation de l’étreinte l’est beaucoup moins, parce qu’elle fait croire que la jouissance permet de se passer de Dieu. On a alors l’impression que Houellebecq craint d’aller tout au bout de la nuit, se rendant par là incapable d’y trouver « la douce pitié de Dieu », celle que percevait Bernanos dans les dernières pages du roman de Céline.
Il serait un peu court de ne lire un romancier que dans l’espoir de pouvoir entonner « il est des nôtres »
De la même façon, dans les passages de Houellebecq qui évoquent l’Église, le meilleur est peut-être dans le refus de toutes les formes de mièvrerie gentillette. On peut certes se réjouir aussi des adhésions partielles à tel ou tel enseignement du magistère. Il est réconfortant de noter qu’un agnostique lucide sur son temps peut arriver au même constat que l’Église : promesses de libération non tenues de la pilule, barbarie euthanasique, usage mensonger et pervers des droits de l’homme ou de la notion de « dignité »... Toutefois, il serait un peu court de ne lire un romancier que dans l’espoir de pouvoir entonner « il est des nôtres ». Sans attendre l’hypothétique conversion au catholicisme de l’auteur, profitons surtout du regard acéré sur l’Église de ses narrateurs. Utiles sarcasmes, ceux qui nous enjoignent de trouver une annonce de l’Évangile moins bêtement publicitaire que « Avec Jésus, tu vis plus fort ! ». Précieux rappel, celle qui invite à ne pas préférer Teilhard de Chardin à Pascal, qui n’oubliait pas, lui, que « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Féconde mise en garde, celle qui exige qu’on se demande pourquoi un de nos contemporains peut choisir l’islam ou le bouddhisme, après avoir fait un petit tour dans une église.
« Tout n’est pas bien »
Trop déprimant, dira-t-on, où est l’Espérance ? Sans doute n’est-elle pas réservée au poète, en effet. Mauriac, Huysmans ou Bernanos n’ont rien caché de la misère de l’homme, mais ils ont laissé des fissures pour que la grâce s’infiltre. En revanche, leurs romans ne l’ont jamais ostensiblement proclamée ni lourdement brandie. Ils savaient que ni dans un récit ni dans la vie, la conversion n’est un happy end artificiel qui met fin aux luttes. Aucun d’entre eux n’aurait pu clore un roman par la dernière phrase d’Harry Potter : « Tout était bien. »
Non, tout n’est pas bien. Le roman le révèle à ceux qui préfèrent les mensonges consolants aux vérités démystifiantes. On n’est certes pas tenu d’aimer les spectacles de décomposition, mais qu’on ne reproche au romancier de faire son travail... à moins qu’on ne se fasse poète.