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Houellebecq face au père : quelque chose d’inabouti

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"Anéantir", de Michel Houellebecq.

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Henri Quantin - published on 19/01/22
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L’écrivain Henri Quantin voit dans le dernier livre de Michel Houellebecq, “Anéantir”, un roman sur la paternité. Une question traverse le récit : Que faisons-nous de nos pères ?

Il y a ceux qui ne retiennent des romans de Houellebecq que ce qui "passe à la télé". Ceux-là ont fait d’Anéantir un livre sur Cyril Hanouna et sur Bruno Le Maire. Il est vrai que l’auteur leur a donné quelques passages en pâture pour faire diversion. Il y a ceux qui lisent un roman avec des œillères idéologiques et qui traitent Houellebecq de xénophobe et de réactionnaire. Ils n’ont pas tort de se sentir visés, quand le romancier relate une chasse médiatique aux supposés "fachos", mais ils n’ont toujours pas compris qu’un roman est polyphonique et que le narrateur n’est pas l’auteur. Ils auraient ostracisé Balzac, au motif qu’il faisait profession d’écrire "à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie".

De Balzac, il est précisément question, dans Anéantir, et il se pourrait même que ce soit la meilleure entrée dans ce roman de la paternité multiforme. Ce n’est pas pour rien que le narrateur cite le père Goriot et désigne Balzac comme le romancier de l’amour paternel. Que faisons-nous de nos pères et, à travers eux, de tout ce qui relève de l’ancien ? La question traverse le roman et lui donne l’unité que certains lui dénient. Elle est présente devant les pères affaiblis du héros Paul Raison et de sa femme Prudence ; elle se devine dans la volonté du frère de Paul de sauver comme il peut une tapisserie médiévale laissée à l’abandon ; elle n’est pas absente de l’intrigue présidentielle qui met en scène le triomphe bruyant de la génération des enfants mal élevés, tandis que les vieux serviteurs de la République se souviennent que les Rois, en bons pères, ne cherchaient parfois rien d’autre que préserver le territoire qui leur avait été confié.

La barbarie euthanasique

On se souvient alors des mots que Houellebecq mettait dans la bouche de Daniel 1, le comique lucide de La Possibilité d’une île, à propos des prétendues provocations de Larry Clark, dont tous les films n’avaient d’autre objectif "que d’inciter les enfants à se comporter avec leurs parents sans la moindre humanité" :

Le narrateur note alors que tenir un discours moral est devenu si rare que cela assure la pleine attention, même si cela a l’inconvénient de ne jamais être pris tout à fait au sérieux. Quand un comique déjanté parle comme Jean Paul II, le public peut toujours se rassurer en se convaincant que c’est une blague. Dans Anéantir, en revanche, surtout après les déclarations publiques de Houellebecq, il sera difficile d’évacuer la critique de la barbarie euthanasique par un éclat de rire commode.

La survie des pères

Roman sur la fragilité, la faiblesse et la paternité. Tous les personnages masculins du roman ne sont pas pères, objectera-t-on. De fait, le héros lui-même, Paul Raison, ne cesse de dire son peu de goût, quand ce n’est pas son dégoût, à l’idée d’avoir des enfants. Qui ne voit que ce refus ne fait que confirmer a contrario qu’être père ou non est au cœur du roman. Tel aussi le frère de Paul, que sa femme fait passer pour stérile, avant de trouver un donneur de sperme africain pour faire étalage de sa modernité. Un peu précisée, la question serait alors : que faisons-nous de nos pères, nous qui ne voulons ou ne savons plus être pères ? La tentation du nihilisme se loge là et un personnage constate avec raison que la primauté donnée aux jeunes rend tout le reste de la vie sans enjeu : "En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant — alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint — nous dénions toute valeur à nos actions réelles."

On sait que Houellebecq, admirateur d’Auguste Comte, rappelle dans tous ses romans qu’une civilisation sans religion ne peut pas survivre durablement.

En bon lecteur de Balzac, Houellebecq sait parfaitement que le rapport au père renvoie au rapport à Dieu et au chef de l’État. Mis à mort en 1793 en la personne du roi, le père et Dieu, lui aussi père, peuvent-ils être évacués définitivement ? On sait que Houellebecq, admirateur d’Auguste Comte, rappelle dans tous ses romans qu’une civilisation sans religion ne peut pas survivre durablement. La question de la survie des pères est du même ordre, mais elle a le mérite de s’incarner plus nettement. Les modernes vivent sans père et rêvent d’euthanasier les vieux — version hygiéniste inhumaine — ou de les laisser mourir dans des Ehpad débordés — version moins propre, c’est le mérite de Houellebecq de le montrer, brièvement mais crûment.

Habituelles hésitations

Anéantir est donc le roman le plus balzacien de Houellebecq, mais aussi le plus émouvant et celui qui tient le plus la bride au cynisme. C’est manifeste à l’égard de la sœur catholique de Paul, qui l’agace parfois, mais dont il n’a pas envie de se moquer, lucide sur le besoin qu’il a qu’elle croie. En somme, l’enjeu pour les personnages est de mieux traiter leur père que ne le firent les filles de Goriot. Sauver le père de son AVC, certes, mais l’arracher surtout aux mécanismes froids autant qu’aux haines humaines : bureaucratie des hôpitaux, jalousies syndicales, règlement de comptes de journalistes faisant mine de traquer les intégristes par vertu. Sauver les pères d’une société du parricide, celle que décrivait déjà Balzac, mais qui n’a même plus l’honnêteté monstrueuse de les guillotiner publiquement, ayant trouvé des solutions plus discrètes. Ajoutons que le père de Paul détient sans doute un secret qui peut sauver l’humanité et que le père de Prudence a exercé le métier de juge : que faut-il de plus pour qu’on comprenne qu’ils sont un reflet du Dieu père, et que Houellebecq, comme Balzac, choisit la cause des pères contre une société de fils ingrats ?

Bien sûr, cela ne fait pas d’Anéantir une apologie du christianisme, d’abord parce qu’un roman n’est pas un essai, ensuite parce que Houellebecq continue à achopper sur la "faute de goût" divine qu’est l’incarnation et sur la souffrance rédemptrice, ce qui est au fond la même chose : prendre corps, pour Dieu, c’est déjà entrer en agonie. Houellebecq ne dit pas autre chose sur les hommes, quand il affirme que toute la vie, du moment qu’on se sait mortel, est une fin de vie. Ni foi en l’incarnation divine, ni sens de la souffrance rédemptrice. C’est pourquoi les habituelles hésitations des personnages houellebecquiens entre des spiritualités variées ne prennent pas fin ici, dans ce monde qui a, comme l’écrivait encore Balzac, "la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint". Mais un premier épilogue est certainement suggéré lorsque Paul peut se dire qu’il n’aura finalement pas été un mauvais fils : les filles de Goriot n’ont guère de chance de le penser. La lecture par Paul de Joseph de Maistre, auteur préféré de son père, souligne encore le lien entre Modernité et fin de la paternité.

L’ombre de Huysmans

Il y aurait mille autres choses à dire de ce roman d’une grande richesse. Sans révéler la fin, on peut par exemple s’étonner qu’aucun des journalistes privilégiés qui a eu droit au roman avant le petit peuple n’ait relevé que Houellebecq reprenait dans les derniers chapitres le dialogue avec Huysmans, amorcé dans Plateforme et développé dans Soumission. Seule l’ombre de Huysmans, même s’il n’est pas cité, peut expliquer ce qui arrive à Paul, tout comme cette remarque d’un personnage de médecin :

Proximité et distance, une nouvelle fois, entre les deux romanciers. Une femme qui aime, chez Houellebecq, a pour principal mérite de satisfaire le ventre et le sexe de son mari. Huysmans a lui aussi mis en œuvre cette idée dans En ménage, mais la suite de sa vie jusqu’à l’agonie a révélé un amour "suffisant" d’une tout autre trempe. Un amour qui l’avait tourné vers un Dieu père. En achevant sa lecture, le catholique qui guette sans se lasser les signes d’une conversion houellebecquienne sera peut-être déçu que la réincarnation soit mise à l’honneur, même si elle ne fait partie que des "merveilleux mensonges" dont l’homme sans Dieu a besoin dans sa misère. Qu’il se console avec cette remarque à propos de Paul Raison, ce fils que son nom de famille semble empêcher d’écouter entièrement son saint patron : "Il avait l’impression dans sa vie de quelque chose d’inabouti avec cette église — et peut-être plus généralement avec le christianisme." La remarque vaut aussi pour la dernière rencontre avec le père, tout autant que dans le rapport de Houellebecq avec Huysmans. Tel est le sentiment que laisse ce roman sans doute plus humain que tous les précédents : si sauver son père signifie être prêt à se présenter face à Lui, le sauvetage qui a lieu ici garde quelque chose d’inabouti.

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